Extrait de l'œuvre

Un homme sage

Philosophe assis - statue de Gortyn (Crète)
Philosophe assis - statue de Gortyn (Crète, Grèce)Informations[1]

Amine Jaafari, Arabe israëlien et chirurgien, apprend que sa femme Sihem est devenue une kamikaze et s'est fait exploser dans un restaurant de Tel-Aviv ; il tente de comprendre une évolution qu'il n'avait pas vue venir. Dans sa recherche, il revient à Janin, où il a vécu enfant, et où il retrouve le vieux sage juif Zeev...

Zeev est un personnage fascinant, un peu fou mais sage, une sorte de saint en rupture de ban qui préfère prendre les choses comme elles viennent, en vrac d'abord avant de procéder à leur tri, comme on prend le train en marche sous prétexte que toute découverte participe à enrichir l'être même appelé vers des destins incléments. Si ça ne tenait qu'à lui, il troquerait volontiers son bâton de Moïse contre un balai de sorcière et s'amuserait à rendre ses sortilèges aussi thérapeutiques que les miracles promis aux damnés qui viennent implorer sa miséricorde en faisant passer son dénuement à lui pour de l'abstinence et sa marginalisation pour de l'ascèse. J'ai beaucoup appris sur les gens et sur moi-même, auprès de lui. Son humour atténue le fardeau des vicissitudes, sa sobriété tient à distance les méfaits d'une réalité oublieuse de ses promesses, tueuse de ses espérances. Il me suffit de l'écouter pour faire le vide dans mes soucis. Lorsqu'il se lance dans ses théories torrentielles sur la furie des hommes et leurs vanités, plus rien ne le retient ; il emporte tout sur son passage, moi en premier. "La vie d'un homme vaut beaucoup plus qu'un sacrifice, aussi suprême soit-il", avoue-t-il en soutenant mon regard. "Car la plus grande, la plus juste, la plus noble des Causes sur terre est le droit à la vie..." Un régal, cet homme. Il a le talent de ne pas se laisser déborder par les événements, la décence de ne pas céder au siège des infortunes. Son empire ? Le gourbi où il habite. Son festin ? Le repas qu'il partage avec les êtres qu'il apprécie. Sa gloire ? Une simple pensée dans le souvenir de ceux qui vont lui survivre.

Yasmina Khadra," L'Attentat", Éditions Julliard, 2005, p. 256-257.