Extrait de l'œuvre
Les paysages de Faulkner
Dans son essai sur Faulkner, intitulé "Faulkner, Mississipi" (1996), Édouard Glissant évoque les paysages du Sud des États-Unis.
Les paysages des Amériques conviennent à ces extensions. Même cultivés, ils ne perdent rien de leur démesure, qui n'a pourtant pas à voir avec leur étendue. Les houles des plaines, les labours enfouis de l'Atlantique vers où ont chaviré tant d'Africains lestés de boulets, les jardins de la Caraïbe, terrés dans les hauteurs, loin des Plantations, et où les essences se supportent pied contre pied, les cahots des ravines, l'îlet le plus diamantaire posé comme en marge d'une éruption imminente : tout s'ouvre, convoque l'ailleurs, lève le vent et les cyclones. L'inextricable s'étend comme contagion de sèves qui sont laves.
La description de tels lieux, c'est-à-dire leur décalque réaliste, n'est jamais suffisante à elle-même, parce qu'ils disent plus que leur apparence ne signale. Ils s'étendent au loin. Faulkner ne décrit pas, il diffuse le paysage partout. Le lecteur sourcilleux me mettra sans doute face à mes erreurs et à mes aveuglements, m'indiquant peut-être et s'il le juge utile des pages entières de description que je lirai avec plaisir : on n'a jamais tout lu de Faulkner et on a bonheur à découvrir quelque fragment d'un texte de lui, parce qu'on sait que ce sera en bouture avec le reste.
"Grand primitif, serviteur des vieux mythes" ainsi que le qualifie M. Maurice Edgar Coindreau dans sa Préface à l'édition française des "Palmiers sauvages", il touchera, beaucoup plus qu'au paysage, à la vie tourmentée des éléments, l'air et le vent et le furieux cyclone, l'eau et la pluie et les inondations déracinantes, la terre et les sables mouvants et les crevasses qui ensevelissent, le feu et l'incendie, et à leur trouble retentissement sur l'être humain : par ces liens primordiaux dont on ne peut parler qu'avec le langage de l'obscur. L'élément primitif ne rencontre l'humain que dans l'exaspération. On ne se raccorde pas aux anciennes combustions, aux plus abyssales communications, par la bonace et la placidité.
Dans l'œuvre, le fleuve Mississipi est partout présent, en arrière-pays, un charroi éparpillé, une pluie qu'on voit et qui ne tombe pas, une humidité invisible sous toutes les peaux – comme est partout présente la petite musique du malheur.
Édouard Glissant, "Faulkner, Mississipi", Éditions Stock, 1996, p. 215-216.