Extrait de l'œuvre
La charrette de la Grande Faucheuse
Quinze ans après le « Grand Dérangement », qui a chassé les Acadiens du Canada vers le Sud des États-Unis, Pélagie-la-Charrette et les siens reviennent vers leur pays. Lors de cette pénible migration, le petit Frédéric, fils de Marie Cormière, est pris de douleurs au ventre...
Tout à coup, Marie Cormière agrandit les yeux et tendit l'oreille... Arrêtez, arrêtez ce bruit, ces roues de charrette qui grincent, arrêtez-les, l'enfant est malade... arrêtez le bruit des essieux... Mais non, Marie, la charrette ne bouge pas, tu divagues, personne ne bouge... Si, si, j'entends, tenez-vous tranquille, j'entends les essieux, le fouet... arrêtez-les !... Où donc est la Célina ? Pour l'amour de Dieu, Célina ! Qu'est-ce qu'elle fait à traîner comme ça ?... Entre les buissons, l'Ecossoise a repéré une laize de terre molle... Viens-t'en, Célina !... Arrêtez la charrette !... Mais où ? Là-bas, non, à gauche, tout proche, tout proche... Arrête !
Quand revint Célina, ployée sous son fagot d'herbages, l'enfant était mort et la guérisseuse rendit ses plantes à la terre.
– C'est malaisé, qu'elle dit, de reconnaître le séné et le thé des bois dans le pays des autres ; il est grand temps de rentrer chez nous.
Et toute la charrette s'agenouilla sur la terre de Caroline et entonna les litanies des morts.
Soudain Célina aperçut l'étrangère, debout à l'écart, et s'émoya :
–D'où c'est qu'elle est ressoudue, c'telle-là ?
Mais déjà l'Ecossoise entraînait le père de l'enfant dans le champ et lui indiquait l'endroit où creuser. En temps d'épidémie, on ne savait jamais, il ne fallait pas tarder à enterrer ses morts.
... Même sans cérémonie ?
Depuis quinze ans qu'on mettait ses morts en terre sans cérémonie, on ne s'était pas encore habitué. Et chaque fois, on reprenait les mêmes litanies :
– J'allons-t-i' l'enterrer sans sacrement ?
– Y aura-t-i' encore personne pour bénir sa tombe au moins ?
– Pas un prêtre, pas un homme de Dieu pour lui payer le chemin du paradis ?
– Même les morts avont pardu leur droit, même les morts sont sans Église et sans pays.
Marie Cormière gémissait en avisant la charrette immobile entre les bœufs. Elle se tenait coite, la charrette, ne grinçant plus des essieux. Elle n'avait donc point bougé, celle-là, tout le temps de l'agonie de l'enfant ? C'était l'autre, la charrette de Bélonie qui avait raflé encore un enfant à la vie. Et d'instinct, elle se tourna vers le vieux, Marie Cormière, et le dévisagea.
Pélagie vit le geste et s'interposa :
– Venez, qu'elle dit, venez vous déraidir un petit brin les jambes, Bélonie, vous trottez point assez ces derniers temps.
Et prenant le vieillard sous le bras, elle l'entraîna en haut du champ. Quand ils furent seuls, tous les deux, Pélagie laissa tomber de son cœur :
– Alors, c'te fidèle compagne de l'homme, elle va s'en prendre aux enfants asteur, la Faucheuse ? La Métiveuse ?
Bélonie hocha la tête et ne répondit pas. Elle devait pourtant savoir, Pélagie, elle, la veuve du Grand Dérangement, que la vie n'épargne pas plus les hommes que les peuples, que pour grandir, il faut laisser la peau de l'enfance derrière soi.
Pélagie serra les dents :
– Non, Bélonie, point de paraboles. C'est point l'enfance d'un peuple qui gît là dans le foin sauvage ; c'est le petit Frédéric qui grimpait dans les âbres encore hier et mangeait des cerises à grappes, et chantait « J'ai du grain de mil », et avisait de ses yeux bleus la ligne d'horizon en quête d'un pays qu'il ne connaîtra jamais. C'est cestuy-là que la Faucheuse a pris et garroché au fond de sa charôme de charrette !
Et baissant la voix, elle ajouta, la gorge rauque :
– Prenez-vous plaisir à l'entendre grincer des roues, votre coche maudit ?
Bélonie aurait eu tant à dire là-dessus. Savait-elle au moins, Pélagie, d'où il venait, ce coche, et quel était le visage de son cocher ?
Antonine Maillet, "Pélagie-la-Charrette", Grasset, 1979, p. 53-55.