Extrait de l'œuvre

Dans cet apologue d'Ananda Devi, une étrange créature sans voix vit au pied d'une tour où les hommes se sont enfermés. Un jour, elle entend le cri d'un enfant, auquel répond le chant d'une mère.

Réfugiés syriens et irakiens arrivant à Lesbos (Grèce) - 30 octobre 2015
Réfugiés syriens et irakiens arrivant à Lesbos (Grèce) - 30 octobre 2015Informations[1]

Mais bientôt, la voix fut recouverte par d'autres voix. La créature dressa l'oreille, sa quiétude rompue. Elle ne comprenait ni les unes ni les autres, mais elle perçut de la colère et quelque chose d'autre, qui aurait eu pour nom la haine si elle avait connu un tel sentiment. Elle écouta encore. Si elle avait pu comprendre, elle aurait entendu des voix nerveuses qui disaient « nous sommes assiégés, notre langue est menacée, nous sommes entourés de ceux qui veulent nous dévorer et nous effacer du monde, cette Tour est notre dernier retranchement à l'orée du monde et tu nous as trahis en y apportant un enfant des autres, un enfant qui n'est pas nous, un enfant qui n'est ni de notre race ni de notre couleur, un enfant qui altérera notre langue, qui ne comprendra rien à sa grandeur passée et qui n'apportera rien à sa grandeur future, par ta trahison tu auras contribué à notre déchéance et à notre déclin, à cette disparition finale qui fait partie du complot des autres : tu as introduit parmi nous la source de notre propre mort. »

Elle ne comprit pas ces mots de méfiance, mais il lui sembla comprendre ceux que prononça la mère pour se défendre : « La langue qu'il connaîtra, ce sera la nôtre, celle que je lui aurai insufflée par ma voix et par mes chants, par les plus belles phrases de la poésie, par l'amour que je lui porte et par la vie que je lui donne, ensuite il la rendra au monde pour qu'à travers lui s'entendent les échos d'autres langues et leurs cadences, par lui seulement s'accomplira le renouvellement dont nous avons besoin pour survivre. Ne comprenez-vous pas qu'ainsi enfermés dans votre tour, vous devenez aussi arides que la pierre, que vos cœurs de granite n'enfanteront plus de chants, que vous vivez le visage tourné vers les ombres et ainsi n'entendez plus que les ombres des mots et non leur chair ? »

Ils ne l'écoutèrent pas.

Ananda Devi, « Afin qu'elle ne meure seule », in "Pour une littérature-monde", sous la direction de Michel Le Bris et Jean Rouaud, Gallimard, 2007, p. 146-147.