Michèle TILLARD - Lycée Montesquieu, 72000 LE MANS.

Mise à jour : 16/01/2012

Jacques le Fataliste et le Roman comique :

Le Roman de la route.

Concours d'entrée à l'ENS de Lyon - session 2012

Structure des deux romans Présence de l'auteur et du lecteur Diversité des tons et des genres Peindre la réalité
Exprimer des idées Bibliographie Le thème du théâtre Le roman de la route
L'art de la parole chez Diderot et Scarron Textes comparés La construction des personnages :

La Rappinière et le père Hudson

Bibliographie

La construction des personnages : exemples de La Rappinière et du père Hudson.

Des personnages assez semblables :

- Tous deux se caractérisent par une malhonnêteté assumée, voire cynique : dans le chapitre II, 15 du Roman comique, La Rappinière avoue tranquillement à son protecteur La Garouffière, et au Destin, qu'il a projeté d'enlever Mlle de l'Étoile pour en faire sa maîtresse, et qu'il était prêt à acheter ses faveurs ! Quant au père Hudson, c'est un scélérat qui n'hésite pas à utiliser tous les moyens pour perdre ceux qui le gênent, et qui s'affiche volontiers avec des dames...

- Tous deux représentent un certain pouvoir : La Rappinière est lieutenant de prévôt, ce qui est l'équivalent d'un policier ; il dispose de la protection de La Garouffière, ce qui le rend doublement dangereux. Le Père Hudson est supérieur d'un monastère, mais il semble avoir des amis dans tous les milieux : le commissaire ne peut rien lui refuser, une mère maquerelle lui prête sa maison, l'évêque-ministre souscrit à tous ses désirs...

- Tous deux enfin s'attaquent aux faibles : le père Hudson séduit des jeunes filles sans défense, puis perd deux jeunes gens naïfs et inexpérimentés ; La Rappinière s'attaque à des Comédiens, qui n'ont aucun appui dans la société. Tous deux symbolisent donc les abus de pouvoir, l'iniquité et l'inégalité qui marquent la société d'Ancien Régime ; et entre le 17ème et le 18ème siècle, les choses semblent même avoir empiré... Hudson est un personnage plus agissant, plus intelligent, mais aussi plus influent et mieux protégé que La Rappinière ! D'ailleurs, lui, il reste impuni...

Une construction différente des personnages :

La Rappinière :

Il apparaît au chapitre I, 2 ; il est alors dans son rôle de lieutenant de prévôt, contrôlant l'identité des Comédiens qui arrivent au Mans ; il est aussi présenté comme un "Rieur" et un mauvais plaisant : c'est lui qui imagine le vol des vêtements qui déclenche la première bagarre au tripot de la Biche, et il se montre assez peu courageux en cette occasion... (p. 56) ; rien n'indique à ce moment-là qu'il ait eu quelque lien antérieur avec le Destin, ni qu'il soit autre chose que ce qu'il paraît.

Le chapitre suivant (I, 3) nous peint un La Rappinière vaniteux (il veut faire croire qu'il peut recevoir richement alors que sa maison est vide de provisions ; puis il raconte "cent contes pleins de vanité"), jaloux, quelque peu ivrogne, et finalement sujet à des mésaventures qui pourraient faire de lui une première esquisse de Ragotin : ainsi il se bat avec une chèvre qu'il prend, en pleine nuit, pour sa femme !

C'est au chapitre 5 de la même partie seulement que la suite de l'intrigue semble se mettre en place : nous découvrons le valet de La Rappinière, Doguin ; nous voyons le lieutenant interrogeant adroitement La Rancune sur l'identité et le passé du Destin, et c'est la première mention du vol d'une boîte de diamants, qui sera résolue seulement en II, 15, qui apparaît ici. Scarron nous fait comprendre, par les réactions de La Rappinière et de Doguin, qu'ils sont probablement impliqués dans ce vol. On remarquera que Scarron ne s'embarrasse pas de vraisemblance : alors que l'affaire a dû marquer tous les protagonistes, aucun ne reconnaît qui que ce soit lorsqu'ils se retrouvent en présence ! Scarron insiste plutôt sur le portrait moral de La Rappinière, homme arrogant et sans scrupule, qui donne à l'un (le Destin) ce qu'il vole à l'autre (le Bourreau), et invite aux frais d'un Bourgeois qui a affaire à lui (p. 61)...

Au chapitre 6, le valet Doguin meurt, non sans avoir parlé au Destin ; mais ni La Rappinière, ni le lecteur ne sauront à ce moment ce qu'ils se sont dit. Tout au plus sommes-nous informés que La Rappinière est concerné.

La Rappinière ne réapparaît ensuite qu'au chapitre 12, dans son rôle de policier : il intervient et met fin à une violente bagarre nocturne. Il se comporte alors en protecteur des comédiens contre les tenanciers de l'auberge. Au chapitre 14, il apparaît à nouveau dans ce rôle : il arrête un des ravisseurs du curé de Domfront, et mène une brève enquête sur l'affaire, qui se poursuit chapitre 15

Il faut attendre la page 156 pour qu'un nouveau caractère soit donné à La Rappinière : il tombe amoureux de Mlle de l'Étoile, ce qui en fait un rival du Destin... et de Ragotin !

Au terme de la première partie, La Rappinière oscille donc entre un personnage classique de policier (il intervient pour maintenir l'ordre, arrête des malfaiteurs, enquête...), un personnage purement comique, tantôt mauvais plaisant et mauvais garçon, autour de plaisanteries qui font rire, tantôt lui-même victime, et un personnage plus sombre, au passé trouble, qui a déjà eu affaire au Destin à Paris. Mais rien ne semble encore fixé : Scarron lance des pistes, sans avoir encore décidé lesquelles il suivra.

La Rappinière ne réapparaît dans la deuxième partie qu'au chapitre 13 : on découvre qu'il était le ravisseur de l'Étoile, qu'il avait suborné le nouveau valet du Destin : le nouveau visage ne surprend pas vraiment (il a été préparé dans la 1ère partie) mais le rôle qu'il joue est nouveau : le policier a presque entièrement disparu derrière le malfaiteur ! Et le tableau se parachève au chapitre 15 : il avoue non seulement l'enlèvement présent, mais aussi le vol passé de la boîte de diamants, et l'on découvre son ancienne identité de tire-laine.

Le personnage de La Rappinière n'est donc pas homogène ; il semble se constituer tout au long du roman, s'affiner et se préciser au gré des circonstances. Tantôt adjuvant (il reçoit les Comédiens chez lui, leur procure des costumes, fait cesser des bagarres), tantôt opposant (il enlève une Comédienne), son rôle semble aussi assez mal fixé, comme d'ailleurs son caractère...

Le Père Hudson

Tout au contraire, le Père Hudson présente une unité remarquable dans le roman de Diderot.

- unité de présentation : contrairement à la Rappinière, il n'appartient pas au récit premier ; il est présenté par le Marquis des Arcis, lui-même personnage secondaire dans le récit premier ; son portrait et son histoire tiennent entre la page 240 et la page 255.

- Un personnage contradictoire : bel homme, intelligent, doté des plus belles qualités morales, capable de remettre en ordre de marche un couvent complètement dissolu - mais en même temps un libertin avéré ; un homme entouré d'ennemis ayant juré sa perte - mais aussi capable de se concilier tous les appuis nécessaires.

- Un personnage également ambigu aux yeux de Diderot - et du lecteur : il est en effet pris dans la grande querelle entre Jansénistes et Jésuites, et il appartient au second camp, représenté par la cour et le ministre Mirepoix. Or, si Diderot n'a guère de sympathie pour les Jésuites, il en a encore moins à l'égard des jansénistes : avant son arrivée, la communauté était "infectée d'un jansénisme ignorant" (p. 241) ; et le général janséniste qui ordonne à Richard et à son compagnon de perdre Hudson n'est pas des plus sympathiques : cf. p. 243-244 : la perte d'un ennemi de son parti importe plus que le rétablissement de la justice !

- Un libertin... et un Tartuffe ! Hudson impose l'austérité aux autres, mais se garde bien de la pratiquer (ce qui lui vaut quelques mésaventures comiques : cf. le "tableau" peint par Jacques... Cf. aussi la conclusion de l'histoire p. 252.

- Un homme bien plus dangereux que La Rappinière : on a ici changé d'échelle : La Rappinière était un petit brigand, devenu un petit policier de province, protégé par un "demi-noble", notable provincial, La Garouffière ; il n'était dangereux que pour de pauvres gens (les Comédiens, la veuve, ses administrés...) ; Hudson, lui, fréquente la Cour, les autorités, il étend peu à peu sa puissance ; il est protégé par Mirepoix (lui-même protégé par le Roi), et il finit "pourvu d'une riche abbaye"... Le seul moyen pour Richard d'échapper à sa vindicte, c'est de renoncer à sa vocation religieuse ! Diderot reprend là le thème de la dénonciation des couvents, lieux de toutes les haines et de toutes les tortures (cf. La Religieuse).

le roman de la route

Tel est l'intitulé du programme de Lyon regroupant ces deux œuvres, sans qu'il s'agisse nécessairement d'un fil directeur obligatoire pour les comparaisons de textes. Il faut néanmoins en tenir compte, car il s'agit d'un thème essentiel, commun aux deux œuvres.

1. Le roman du voyage (ou du déplacement)

Chez Scarron, les personnages sont pour l'essentiel des comédiens itinérants. Cf. la géographie du Roman comique. Ils sont donc en perpétuel déplacement, même si le "récit premier" se déroule dans un périmètre restreint. Même les personnages sédentaires, comme La Rappinière (lieutenant de prévôt, donc attaché à la ville du Mans) se déplace ; lorsque nous le rencontrons, La Garouffière, supérieur hiérarchique du lieutenant, est en voyage pour cause de mariage, tandis que le curé de Domfront est parti se faire soigner aux eaux de Bellême... Quant à l'avocat Ragotin, il n'hésite pas à quitter sa charge pour suivre la troupe. Une grande partie du roman se déroule donc sur la route, ou durant des haltes.

De même, lorsque les personnages racontent leur histoire, l'on est frappé de l'ampleur de leurs déplacements : le Destin, né à Paris, se retrouve d'abord en Italie, où il rencontre l'Étoile, puis il retourne à Paris, revient vers Nevers, et accompagne finalement Léonore et sa mère jusqu'en Hollande, non sans rencontrer en route de nombreuses mésaventures. Léandre, écolier à la Flèche, quitte le collège pour se joindre à la troupe ; La Caverne, née d'un père comédien et d'une mère fille d'un marchand marseillais, se retrouve avec ses parents chez le Baron de Sigognac en Périgord ; on ne sait comment elle a rejoint la troupe...

Chez Diderot, les personnages sont également sur la route. Jacques et son maître, tout d'abord, dont on apprend à la fin du roman qu'ils se rendent chez la nourrice qui garde l'enfant du maître... Lorsqu'il raconte l'histoire de ses amours, Jacques semble continuellement en voyage, sur la route qui part du front, notamment... Mais ils ne sont pas les seuls : le Marquis des Arcis voyage avec son secrétaire Richard ; Gousse est en perpétuel déplacement, et suit n'importe où quiconque lui confie une mission ; le père Hudson lui-même semble constamment descendre d'un carrosse...

Les moyens de locomotion sont, du coup, extrêmement divers : on voyage à pied, à cheval (et les chevaux seront souvent l'occasion de scènes comiques, des tentatives d'équitation avortées de Ragotin à la chute de cheval du maître, provoquée par Jacques, en passant par les lubies du cheval de Jacques, obnubilé par les potences...), dans toutes sortes de véhicules (les carrosses sont fréquents dans Jacques le Fataliste, et l'on se souvient de la réunion de brancards dans le Roman comique) et même en bateau : cf. le Roman comique, I, 18.

2. La route comme milieu.

La route, et en particulier les auberges, haltes indispensables en ces temps où les trajets duraient longtemps, et où il fallait régulièrement reposer hommes et chevaux, devient donc nécessairement un lieu de rencontre, où les personnages se croisent, se retrouvent, se battent, et se parlent. Les scènes d'auberge sont fréquentes dans les deux romans. On peut citer, dans le Roman comique, l'auberge de la Biche, où descendent les comédiens à leur arrivée au Mans, l'hôtellerie où logent Mlle de l'Étoile et son accompagnatrice à Nevers, celle où elles manquent se faire rattraper par Saldagne... et chez Diderot, outre l'auberge du Grand Cerf, celle où Jacques envoie dormir toute une troupe de brigands... Souvent mal famées, parfois dangereuses, parfois aussi accueillantes, les auberges constituent un lieu cardinal du "roman de la route", car s'y croisent toutes sortes de gens de tous les milieux : marchands, hommes de loi, aristocrates, hommes du peuple, et parfois brigands...

Mais les auberges n'existent pas partout : en leur absence, force est de faire appel à l'hospitalité des particuliers. Parfois spontanée (comme celle de la femme qui recueille Jacques blessé), parfois contrainte, souvent entachée de préoccupations mercantiles (on se souvient du chirurgien accueillant Jacques moyennant finances), elle est un maillon indispensable de la sociabilité sous l'ancien régime. Ainsi, dans le Roman comique, p. 151, Le Destin et l'Étoile logent "chez l'habitant", en une chambre garnie recommandée par La Rancune. Et il est d'usage que les aristocrates se reçoivent entre eux dans leurs châteaux respectifs (voir Jacques le Fataliste).

Le "personnel" de la route : l'on va donc retrouver, dans les deux romans, des personnages récurrents : "l'hôte" et "l'hôtesse", qui tiennent l'auberge, parfois seuls, parfois avec un valet ou une servante, ou avec leurs enfants. Nous connaissons évidemment l'hôtesse généreuse du Roman comique, et la tenancière du Grand Cerf, trop diserte pour sa condition... Ces personnages sont au cœur de la route ; ce sont eux qui reçoivent les voyageurs, les nourrissent, les logent, et font de leur escale un moment plaisant ou un cauchemar. Souvent victimes de la mauvaise humeur ou des mauvais tours des voyageurs (voir les plaisanteries douteuses de La Rancune), ils peuvent à leur tour s'avérer être des hôtes déplaisants et dangereux (voir l'auberge sinistre où descendent Jacques et son maître). Ils sont des informateurs, et des Narrateurs quasi obligés : ils voient passer tout le monde, écoutent toutes les confidences, et assistent à bien des scènes. Ce sera le cas de l'hôtesse du Grand Cerf.

Mais l'on trouve mentionnés aussi d'autres personnages : les coches, les porteurs (voir la scène burlesque racontée par le Destin, I, 19 p. 150)...