Extrait de l'œuvre
Souvenir d'un fils perdu
L'ex-impératrice Eugénie, veuve et âgée, évoque le souvenir de son fils unique, mort à 23 ans, en Afrique du Sud.
Paris, 16 octobre 1912. Petite pluie fine, désespérante, les Parisiens se hâtent. Cornes de voitures à pétrole, sifflets, injures de cochers, odeurs nauséabondes, l'automobile s'installe dans les encombrements. On avance au pas. Impuissants, les sergents de ville courent se mettre à l'abri des portes cochères, et chacun de s'en remettre à la Providence sous le ciel d'un automne de froidure.
Dans sa chambre de l'hôtel Intercontinental, Eugénie relit avec difficulté le billet que vient de lui adresser Augustin Filon. L'ancien précepteur de son fils s'est enfin décidé à coucher ses souvenirs sur le papier. Avant que mes mains ne tremblent trop fort, écrit-il. Le vieil homme a réuni l'essentiel d'une jeune vie, illustré de photos privées, dans un gros marocain vert bronze, frappé aux armes impériales. À quatre-vingt-six ans, Eugénie éprouve quelque gêne à lire d'un trait. Des migraines insupportables l'ont conduite à voir un chirurgien. Bientôt... ou plus tard, à Madrid. Ses doigts caressent les pages à tranche dorée, et sa vue se trouble un peu plus à la lecture de cette ultime lettre, qu'elle connaît par cœur. Des lignes au crayon, tracées sur la page arrachée d'un carnet.
"Ma chère maman,
Je vous écris à la hâte sur une feuille de mon calepin.
Si vous pouviez voir la position singulière qui est la mienne, accroupi sur les talons, et me servant de ma selle comme d'un pupitre, vous excuseriez ma mauvaise écriture.
Je pars dans quelques minutes. L'ennemi se concentre en force, un engagement est imminent... je ne sais quand je saurai vous donner de mes nouvelles, la poste laissant à désirer.
Je n'ai pas voulu perdre cette occasion de vous embrasser de tout mon cœur.
Adieu ma chère maman. Pensez à moi comme je pense à vous.
Votre fils, Napoléon."
Bernard Spindler, "Le Mystère des Tuileries", éditions du Rocher, 2007.