Extrait de l'œuvre
Panorama de Constantine
Le narrateur, Rac, évoque ici la ville de Constantine, l'une des trois villes entre lesquelles il erre, poursuivi par les terroristes islamistes des années noires de l'Algérie.
Constantine : 26 juin 1995. Crépi ocre des maisons. Falaises argileuses surplombant les gorges profondes du Rhumel. Fumets de têtes d'agneau grillées en plein air. Odeurs de musc et d'ail. Relents d'urine, aussi, à cause des ânes nombreux dans les ruelles trop étroites de la Casbah et qu'on utilise pour le ramassage des ordures. Grondement des eaux jaunes et boueuses du torrent qui hurle dans ces gouffres vertigineux, en plein centre de la ville, au-dessous d'un pont emblématique, suspendu et métallique. Aubaine pour les suicidaires intraitables et farouches et les vents coulis et calamiteux qui le font se balancer dans le vide. Vacarme dans le soleil. Un chat hume son ombre et se déhanche lascivement à l'intérieur d'un espace rétréci par le flamboiement de la terrasse familiale d'où Rac domine toute la ville juchée à 958 mètres d'altitude, avec la médina entortillée, le défilé du Rhumel et l'architecture, comme jetée dans le vide, de l'université qui fracasse l'espace urbain : un cône gigantesque coincé contre une énorme coupole dont la rondeur écrase un carré en verre rigide de vingt étages, œuvre d'un architecte brésilien et surdoué.
Sur la terrasse l'air est dru, dur et sec mais comme embué, grenu et poussiéreux. Sécheresse et mollesse. Rac n'a pas peur ce jour-là. L'ensemble des objets qui l'entourent dégage une odeur agréable de moisi et de vieux bois vermoulu. Ils se noient comme malgré eux dans une pénombre artificielle qui affole les yeux. Tout se confond et s'enchevêtre autour d'un axe flottant çà et là, instable et impossible à repérer, un peu plus loin. Impression d'un désordre incommensurable. Mais qui va venir à bout de tout ce bric-à-brac inutile et jeté pêle-mêle dans l'espace qu'il fracture, désarticule et fractionne à l'infini, dans un bouillonnement de la matière ? Le chat noir et sauvage n'en a cure, lui !
Constantine, 26 juin 1995. Temps chaud. Température à midi : 32°. Nombre d'heures d'ensoleillement : 15. Rac quitte la maison ancestrale et se hâte vers le centre-ville. Chaleur comme verticale. Sèche. Filaments des ampoules comme tordus par le bombardement solaire. Avant de descendre dans le passage souterrain qui traverse la place centrale, de bout en bout, il remarque que les arbres sont plus branchus qu'à Alger, avec cette profusion de la sève exubérante dont la circulation va dans tous les sens, à travers les artères profondément souterraines. Les feuilles éclatent çà et là, sous forme de protubérances lumineusement vertes qui tissent leurs trajectoires le long des branches gorgées de l'averse fugitive de la veille et du soleil brûlant de la journée débutant très tôt. Ce jour-là, le soleil s'est levé à quatre heures vingt-deux.
Rachid Boudjedra, "La Vie à l'endroit", Éditions Grasset et Fasquelle, 1997, p. 75-76.