Extrait de l'œuvre
Mer, soleil, sécheresse et cyclone. Nos quatre rythmes. Nos quatre points cardinaux. Ce qui nous faisait vivre et nous tuait tour à tour. Et nous entrions dans notre abrutissement avec nos yeux lavés de sel, nos silences de cœur, trop lourds, nos mains fripées de trop de mer.
Ça a l'air accueillant, rieur, un tout petit peu sauvage, juste de quoi plaire aux touristes qui viennent en plus grand nombre depuis qu'ils connaissent notre existence. Ils apportent de l'argent, un peu de peau blanche (ou écrevisse après quelques jours d'exposition au soleil), une autre façon de vivre, même lorsqu'ils croient mimer la nôtre. Ils apportent un air d'ailleurs, mais ils ne comprennent rien à l'air d'ici. On les regarde de l'autre côté d'une barrière qu'ils ne voient pas mais pressentent peut-être comme une gêne passagère. On ne se touche pas. Ils touchent à nos filles, mais ils ne savent pas lire ce qu'il y a dans leurs yeux. Ils voient les sourires de circonstance, mais pas la rage qui, parfois, nous ronge le cœur. Car nous sommes une race fière.
Tout ce temps, Rodrigues a été un pays en mal avec lui-même. Nous faisons partie de Maurice, mais elle est bien loin, bien différente. Rien ne nous unit. Nous sommes la dernière île habitée à l'est de l'Afrique. Le radeau en perpétuel naufrage. Le lagon donne une impression rassurante, mais la double ligne de l'horizon, celle, blanche, des récifs, celle noire de la limite de l'océan, dit bien tout ce qu'il a de trompeur, et que le bleu n'est qu'un reflet de surface masquant des abîmes plus profonds. L'intérieur du pays, lui, est accidenté et sec. Les rochers sont des arêtes qui interdisent le passage. Les collines ne sont pas vertes mais fauves et drues. Elles n'ouvrent les bras à personne. Et sous la terre, les caves veillent.
On croit que nous sommes des gens doux et accueillants. Le pittoresque, c'est ça qu'ils viennent chercher ici. Letan lontan, letan margoz. Temps des légumes amers. Mais nos légumes à nous ont toujours été amers. Il n'y en a jamais eu d'autres.
Suspendus à nos jours, à nos heures, arrachant une existence à la mer et à la terre, avec notre odeur de poisson salé, nos paniers de raffia ou d'aloès, nos chapeaux de paille, notre irrésolu.
Ananda Devi, "Soupir", Gallimard, Collection Continents noirs, 2002, p. 24-25.