Extrait de l'œuvre
Le narrateur, adolescent, est venu voir sa grand-mère Charlotte, d'origine française, qui vit en Sibérie.
Nous passions maintenant presque toutes nos journées sur les rives de la Soumra. Nous partions de très bon matin, en emportant une grande gourde d'eau, du pain, du fromage. Le soir, profitant du dernier souffle de fraîcheur, nous rentrions.
À présent que le chemin nous était connu, il ne nous paraissait plus si long. Dans la monotonie ensoleillée de la steppe, nous découvrions mille repères, des jalons qui nous devinrent vite familiers. Ce bloc de granit dont le mica scintillait de loin au soleil. Une bande de sable qui ressemblait à un minuscule désert. Cet endroit couvert de ronces qu'il fallait éviter. Lorsque Saranza disparaissait de notre vue, nous savions que bientôt la ligne du remblai allait se détacher de l'horizon, les rails brilleraient. Et une fois cette frontière franchie, nous étions presque arrivés –derrière les ravins qui incisaient la steppe de leurs tranchées abruptes, nous pressentions déjà la présence de la rivière. Elle semblait nous attendre...
Charlotte s'installait avec un livre à l'ombre des saules, à un pas du courant. Moi, jusqu'à l'épuisement, je nageais, plongeais, en traversant plusieurs fois la rivière étroite et peu profonde. Le long de ses rives s'alignait une kyrielle d'îlots recouverts d'herbe drue où l'on avait juste la place pour s'allonger et s'imaginer sur une île déserte au milieu de l'océan...
Puis, étendu sur le sable, j'écoutais l'insondable silence de la steppe... Nos conversations naissaient sans prétexte et semblaient découler du ruissellement ensoleillé de la Soumra, du bruissement des longues feuilles des saules. Charlotte, les mains posées sur le livre ouvert, regardait par-delà la rivière, vers cette plaine brûlée par le soleil, et se mettait à parler, tantôt en répondant à mes questions, tantôt en les précédant intuitivement dans son récit.
Andreï Makine, Le Testament français, Mercure de France, 1995, p. 237-238.