Extrait de l'œuvre
La patineuse
Wei-Wei, jeune étudiante chinoise d'origine Zhuang, est venue à Pékin pour poursuivre ses études ; venue de Chine du sud où règne un climat sub-tropical, elle découvre l'hiver et la neige.
Il fait un froid vif et sec. Le chauffage aidant, j'ai soif tout le temps. Je ne me sépare plus de ma thermos que je remplis trois fois par jour et que je balade partout, même dans la salle de classe.
Un matin, en passant à côté du terrain de sport, je suis surprise de voir un homme en train de l'arroser copieusement à l'aide d'un tuyau en cahoutchouc.
Vous n'êtes pas en train de le nettoyer ? plaisanté-je.
Bien sûr que non. J'improvise une patinoire.
Une patinoire, ici ?
Revenez ce soir, et vous verrez.
Je suis née et j'ai grandi dans une région sub-tropicale, je n'ai jamais vu la neige ni la glace, sauf les sorbets au lait ou au jus d'orange qu'on suce en été – si on peut appeler ça des glaçons ! Par curiosité, je reviens au terrain de sport dès la tombée de la nuit.
Je n'en crois pas mes yeux. Sous la lumière jaunâtre que versent les grosses ampoules ballottant aux fils électriques tendus, brille une immense plaque de glace. Quelques filles et garçons tournent et tournent, sans musique accompagnatrice, légers et gracieux, presque aériens.
Je me précipite vers l'entrée, mets un yuan dans la main du créateur de la patinoire.
Quelle est votre pointure ? Demande-t-il.
Trente-huit.
Il se penche, farfouille un moment dans une grande caisse de planches, en retire une paire de patins à glace qu'il me tend.
Je vais au bord de la patinoire, m'assois sur la banquette, défaits les lacets de mes chaussures, les enlève et les repousse sous la banquette. Puis j'entreprends de fourrer, tant bien que mal, mes pieds dans les patins usés jusqu'à la corde.
Qu'ils sont lourds et inconfortables ! songé-je en me hasardant centimètre par centimètre sur la piste. J'ai beau battre l'air de mes bras grands ouverts, rien n'y fait, je tombe, me relève, retombe, me relève à nouveau, retombe encore...
Combien de fois ai-je embrassé la glace ce soir-là ? Combien de bleus nouveaux se sont superposés aux anciens sur mes jambes et mes bras les soirs suivants ? Je ne compte plus. Mais quand je peux glisser, oui, vraiment glisser ! sans m'étaler le nez contre la piste gelée tous les cinq mètres, quelle sensation ! Comme si j'avais réussi en quelque sorte à échapper à la loi de la gravitation, à me débarrasser de ma propre pesanteur ! Aller vite, plus vite, encore plus vite, toujours plus vite, à perdre le souffle, à me vider la tête, à m'en soûler, à m'oublier, à devenir la vitesse même...
Ça aurait pu durer longtemps comme ça, mais la météo annonce les vents humides qui montent du sud. Le thermomètre bondit de quelques petits degrés, ce qui suffit pour réduire mon paradis de glace à des flaques d'eau croupies sous les paniers de basket-ball..
Un rire m'échappe malgré moi, débordant. Disons que j'ai envisagé une carrière de patineuse ! De patineuse de vitesse. De patineuse professionnelle. Quelle farce, la vie !
En riant toute seule, je remets dans ma poche l'argent pour louer les patins, retourne dans la salle de classe, débouche ma thermos, remplis à ras bord mon gobelet d'eau chaude, m'installe derrière mon pupitre, ressors un Giono du tiroir et reprends, avec lui, mes promenades nocturnes et sans frontières.
Wei-Wei, "Une fille Zhuang", Éditions de l'Aube, 84240 La Tour d'Aigues, 2006, p. 228-230.