Extrait de l'œuvre
"L'enfant de sable" raconte I'histoire (inspirée d'un fait divers authentique) d'Ahmed huitième fille d'un homme qui, à la huitième grossesse, a décidé que, pour diverses raisons, le huitième enfant serait un garçon, quoi qu'il arrive. L'enfant est donc élevée comme un garçon et assume pleinement le pied de nez donné à la fatalité par son père, et qui présente des avantages certains. Ahmed se marie, puis prend la succession de son père à la mort de ce dernier. Un jour, toutefois, Ahmed vit une longue crise qui l'amène à se retirer du monde. En effet, après l'euphorie du mensonge social et d'une certaine forme de puissance, il se pose la question de son identité.
Amis, je ferme ici le livre, ouvre mon cœur et appelle ma raison : à cette époque de réclusion, on ne le voyait plus. Il s'était enfermé dans la pièce du haut et communiquait avec l'extérieur par de petits billets qui étaient souvent illisibles ou étranges. Sa mère ne savait pas lire. Elle refusait d'entrer dans ce jeu et jetait les billets qui lui étaient adressés. Il écrivait rarement à ses sœurs, dont trois n'habitaient plus la grande maison. Elles s'étaient mariées et ne venaient que rarement voir leur mère souffrante. Ahmed régnait même absent et invisible. On sentait sa présence dans la maison et on la redoutait. On parlait à voix basse de peur de le déranger. Il était là-haut, ne sortait plus, et seule la vieille Malika, la bonne qui l'avait vu naître et pour laquelle il avait un peu de tendresse, avait la possibilité de pousser sa porte et s'occuper de lui. Elle lui apportait à manger – elle allait jusqu'à lui procurer en cachette du vin et du kif – nettoyait sa chambre et la petite salle d'eau adjacente. Quand elle entrait, il se couvrait entièrement d'un drap et se mettait sur une chaise au minuscule balcon qui dominait la vieille ville. En partant elle cachait dans un sac les bouteilles de vin vides et balbutiait quelques prières du genre : "Qu'Allah nous préserve du malheur et de la folie ! » ou bien :"Qu'Allah le ramène à la vie et à la lumière ! » I1 cultivait ainsi le pouvoir de l'être invisible. Personne ne comprenait le sens de cette retraite. La mère qui pouvait en soupçonner la signification était préoccupée par son corps malade et sa raison vacillante. Il passait son temps à se raser la barbe et à s'épiler les jambes. Il était en train d'espérer un changement radical dans le destin qu'il s'était plus ou moins donné. Pour cela il avait besoin de temps, beaucoup de temps, comme s'il avait besoin qu'un regard étranger se posât sur son visage et son corps en mutation ou dans le retour vers l'origine, vers les droits de la nature.
Tahar Ben Jelloun, "L'enfant de sable", Éditions du Seuil, 1985.