Extrait de l'œuvre
L'exil de Julia
Le fils de Julia, dite « Man Ya », la voyant battue par son mari, l'a emmenée de force en France pour la soustraire à son bourreau.
Quand son pied touche le sol de France, elle fait un signe de croix, met un genou à terre, et puis pleure à tomber. Pourquoi l'a-t-on obligée à laisser son époux devant Dieu ? Non elle ne relève pas les jupes pour danser comme elle devrait. Ne rit pas, ne chante pas. Elle n'est pas délivrée. Elle débarque tout juste en terre d'exil et cinq encablures de chaînes viennent d'être ajoutées à son existence. Elle regrette déjà sa vie raide. Elle ne comprend pas pourquoi on l'a menée en France. Elle ne sait pas combien de temps elle devra rester là. Pour quel office ? Pour quelle mission ? Derrière les paroles longues de Maréchal(1), elle se dit que, peut-être, se cachent d'autres raisons... Les enfants. Mais elle a si peu à donner. Une grande amertume pour une si petite espérance.
À marcher sur une terre qui a tant saigné, à respirer en continu les relents des souffrances d'esclavage qui ne sont pas parties, comme ça, dans le vent de l'Abolition, à sucer l'os de la désespérance, faut comprendre la rage, aussi la peur. Et peser l'insignifiance des rires, les éclats de courage, de jalousie. On ne peut pas juger. Julia est déjà habituée à tout ça. Sa terre aimée l'a jetée combien de fois, et puis l'a ramassée. C'est là même qu'elle veut vivre, en Guadeloupe. Elle suppose qu'une malédiction pèse sur les Nègres. On a maudit cette race depuis le temps de l'Ancien Testament. Elle-même prie et croit. La promesse d'un meilleur demain vit en son cœur. Alors, elle aurait pu pâtir encore pendant cinq siècles des ruades du Bourreau(2). Le Bondieu à ses bords éclaire son existence. Elle a rien demandé à personne. Et elle pleure Asdrubal resté seul dans la case avec ses revenants et ses cauchemars, sa solitude et ses tourments.
Qui peut pister l'irrésolution du cœur des femmes ? Dans ce pays de froidure où le temps pressé domine l'homme, Julia ne croit pas que son bon ange l'ait quittée. Même si elle sent dans l'air d'ici quelque chose qui fausse les sourires, fouille en dedans, sape et démonte, elle présume qu'elle n'est pas là par la seule volonté de Maréchal. Alors, elle se dit que sa traversée doit être utile.
Gisèle Pineau," L'Exil selon Julia", Stock, Livre de Poche, 1996, p. 37-39.
Notes : (1) Maréchal est le fils de Julia - (2) Il s'agit d'Asdrubal, son mari ; hanté par le souvenir cauchemardesque des tranchées de la Première guerre mondiale, il la battait.