Michèle TILLARD, Lycée Montesquieu, 72000 LE MANS - 07/04/2014

Étude comparée :
Érec et Énide de Chrétien de Troyes,
Don Quichotte (1ère partie), de Miguel de Cervantès.

Étude sur Érec et Énide

Étude sur Don Quichotte

Textes comparés

Comparaison n° 1 :
  • Érec et Énide : le départ d'Érec, v. 125-274.
  • Don Quichotte : le départ de Don Quichotte, ch. 2 p. 91-94.
Comparaison n° 2 (commentaire comparé) :
  • Érec et Énide : Énide et le comte de Limors, v. 4804-4846.
  • Don Quichotte : l'enlèvement de Luscinda, ch. 36 p. 526-527.
Comparaison n° 3 : l'épisode des galériens / la lutte contre les géants. Une double comparaison :
  • La délivrance
    • Érec et Énide : v. 4375-4468
    • Don Quichotte : p. 299-301, de "Et se tournant vers tous ceux de la chaîne" à "les forçats déjà délivrés".
  • La reconnaissance :
    • Érec et Énide : v. 4469-4548
    • Don Quichotte : p. 301-304, de "Sancho s'attrista fort" à la fin du chapitre.
Comparaison n° 4 (commentaire comparé) : combats de chevaliers.
  • Érec et Énide : le combat d'Érec et Ydier, v. 961-1044.
  • Don Quichotte : le combat de Don Quichotte avec un Biscayen, ch. 9 p. 154-156, de "leurs tranchantes épées dressées" à "qu'il l'ait bien mérité".
Comparaison n° 5 : Ruses féminines.
  • Érec et Énide : la ruse d'Énide, v. 3353-3417.
  • Don Quichotte : la ruse de Camila, I, 34 p. 491-493, de "Camila fut épouvantée" à "cruel autant qu'honorable".
Comparaison n° 6 : Les dangers de l'amour.
  • Érec et Énide : Le récit de Mabonagrain, v. 6040-6130
  • Don Quichotte : Histoire de Léandra, p. 699-704.

Synthèses

Introduction Les jeux sur l'onomastique dans Érec et Énide et dans le Don Quichotte. La folie dans les deux œuvres.
L'héroïsme et l'anti-héroïsme dans les deux œuvres Le sentiment amoureux dans les deux œuvres. La géographie dans les deux œuvres.
Dissertation comparée : mensonge et vérité dans le roman.

Introduction

Ces deux œuvres présentent des similitudes évidentes :

La folie dans les deux œuvres

La folie dans Érec et Énide

la folie dans le Don Quichotte.

La folie : un point commun aux deux œuvres

Après ses premiers exploits, Érec sombre dans une folie qui lui fait oublier les règles de la chevalerie ; il se reconstruira, après son réveil brutal, au cours d'épreuves multiples, dans lesquelles il rencontrera d'autres visages de la folie : l'orgueil, la violence, l'ignorance de soi, l'amour dévoyé. Et il les vaincra les unes après les autres.

La folie est au point de départ du Don Quichotte : le héros a été rendu fou par ses lectures, et sa folie, tout en transfigurant le monde à ses yeux, le mène aux pires mésaventures ; mais sa guérison le tuera.

On pourrait presque dire que nos deux œuvres fonctionnent en sens inverse : pour Érec, la folie est un obstacle à surmonter, et la guérison, la sienne ou celle d'autrui, une victoire ; pour Don Quichotte, elle est un moteur, et lui permet de vivre ; quand elle cesse, il ne peut que mourir.

Folie constructive, folie destructrice

Dans le roman de Chrétien de Troyes, la folie n'est jamais constructive : elle soustrait à la société, seul lieu où l'homme peut réaliser son destin, aussi bien Érec tombé en récréance que Mabonagrain enfermé dans son verger ; elle détruit les liens sociaux, rendant ceux qui y sombrent soit incapables de se plier aux règles de la sociabilité, soit de maîtriser leurs instincts. Qu'il s'agisse des géants, d'Ydier, de Galoain ou du comte de Limors, tous finissent vaincus par le chevalier, représentant de l'ordre social.

Pour Don Quichotte aussi, la folie est destructrice : Cardenio et Anselmo en sont tous deux victimes ; Don Quichotte plus d'une fois, sera battu, vaincu, humilié, sans jamais y renoncer totalement, quels que soient les démentis que lui inflige la réalité. Le roman semble n'être que la litanie de ses avanies.

Mais la folie de Don Quichotte est aussi constructive ; elle est de nature artistique, métamorphosant un réel médiocre et peu satisfaisant en un festival de fictions, peuplées de géants et d'enchanteurs, romanesque à souhait, et que son entourage devra, bon gré mal gré, imiter : témoins les histoires inventées par Dorotea et ses compagnons pour ramener l'Hidalgo chez lui...

Deux héros redresseurs de folies ?

Dans le roman de Chrétien de Troyes, la folie semble bien partagée entre les personnages que rencontre Érec, et elle empoisonne toutes les relations sociales : il suffit d'un malentendu, d'une méconnaissance, d'un rien pour que la violence explose, qu'une jeune fille soit frappée, un chevalier blessé attaqué par son meilleur ami, un hôte trahi... dans ce monde violent, les valeurs défendues par Érec introduisent un peu d'ordre et de raison.

Le monde de Don Quichotte apparaît tout aussi violent et irrationnel : un patron frappant son apprenti et refusant de le payer, galériens emmenés enchaînés, et prêts à voler et assommer celui qui les a sauvés, bagarres générales sous le moindre prétexte, la société dépeinte par Cervantès semble elle aussi assez folle... Assurément, les interventions de Don Quichotte apportent-elles plus de désordre que d'ordre ; mais du moins transfigurent-elles le réel, transformant un aubergiste en seigneur, des filles de joie en gentes dames, et des moulins en géants ! Et les valeurs que défend notre Hidalgo, pitié pour les malheureux, secours aux opprimés, injustices à réparer, peuvent-elles apparaître comme une bouffée d'innocence et de fraîcheur dans un monde qui en manque singulièrement...

L'Héroïsme et l'anti-héroïsme dans les deux œuvres.

Le sentiment amoureux dans les deux œuvres.

Introduction

Érec et Énide, roman de chevalerie, peut aussi être perçu comme un roman d'amour. Il raconte en effet, dans une première partie, comment Érec a conquis, puis épousé la belle Énide ; dans la seconde partie il devra la reconquérir, après avoir été la proie de la "récréantise". Le roman s'achève par la réconciliation du couple, à nouveau parfaitement uni, et son double couronnement.

D'autres couples figurent dans le roman : Arthur et Guenièvre, couple royal par excellence, Mabonagrain et son amie... Ils dessinent d'autres manières de vivre l'amour.

Le Don Quichotte de Cervantès semble moins axé sur la dimension amoureuse de la chevalerie : Dulcinée n'est qu'une fiction, et l'amour qu'éprouve ou prétend éprouver notre héros, un jeu. Mais il y a aussi d'autres histoires, plus ou moins tragiques, dans les récits insérés : amour tragique du berger pour Marcela, amour de Cardenio pour Luscinda, de Dorotea pour Don Fernando, du captif pour la belle morisque... L'amour est le sujet par excellence des intermèdes romanesques.

L'amour courtois

C'est le sentiment amoureux qui constitue le couronnement de toutes les perfections chevaleresques ; il n'est pas de chevalier sans dame. Érec est exclu de la cour tant qu'il n'en a pas, et Don Quichotte s'empresse de s'en inventer une.

Mais l'amour courtois prend une tournure bien différente dans les deux œuvres :

Dans Érec et Énide

L'amour du chevalier se manifeste par des exploits : Érec doit tout d'abord conquérir l'épervier pour sa Dame, et la faire ainsi reconnaître comme "la plus belle" ; il la ramène auprès de lui, l'épouse, mais doit constamment remettre en jeu sa réputation et sa gloire par de nouveaux exploits ; pour l'avoir oublié, Érec cause sa honte et le malheur de celle qu'il aime.

Du côté de la femme, l'amour se manifeste par un mélange de soumission et d'égalité ; Énide redoute la colère d'Érec ; elle ne peut qu'obéir lorsqu'elle est contrainte de partir devant son mari, ou lorsqu'il lui impose le silence ; elle s'excuse lorsqu'elle doit, contre l'ordre reçu, l'avertir du danger... En même temps, elle sait se défendre, résiste vaillamment aux assauts, par exemple de Galoain ou de comte de Limors, et ne doute jamais, ni d'elle-même, ni d'Érec.

Cet "amour parfait" trouvera son apogée (et sa récompense) dans le double couronnement final : ce n'est pas seulement Érec qui est couronné, mais le couple. Érec et Énide rejoignent ainsi le couple phare, parfait par excellence, Arthur et Guenièvre, couple à la fois hiérarchisé (le Roi décide seul) et égalitaire (la Reine, d'égale dignité, agit en conseillère avisée et écoutée).

Dans Don Quichotte

L'amour de Don Quichotte pour Dulcinée est certes purement fictif : il s'est choisi, dès les premiers chapitres, une "dame" (en réalité une paysanne assez hommasse), l'a rebaptisée d'un nom plus conforme à l'univers chevaleresque, et il l'invoque chaque fois qu'il doit affronter une aventure ou un danger. C'est à elle qu'il veut adresser les vaincus, dans la plus pure tradition du roman de chevalerie (elle a remplacé, en somme, le roi Arthur et la Cour, vers qui Érec envoyait, par exemple, Ydier)...

Cet amour, jamais remis en question, mais jamais réalisé, constitue en somme pour Don Quichotte, un stimulant à l'action et à l'héroïsme.

Mais il arrive parfois que cet amour constitue un frein : ainsi, Don Quichotte prend parfois prétexte du service dû à sa dame pour ne pas intervenir et secourir ceux qui en auraient besoin...

D'autres amours exemplaires apparaissent dans le roman :

Le "mauvais amour"

Dans Érec et Énide :

Chez Chrétien de Troyes, on trouve aussi des images moins positives de l'amour :

L'amour courtois peut être dévoyé, mal employé. Ainsi, Érec, au début de la première partie, s'enfonce dans une "récréantise" qui le met à l'écart de la société courtoise. De même, à l'autre bout du roman, Mabonagrain s'est laissé emprisonner par un amour irraisonné pour son amie ; il se retrouve enfermé dans un verger stérile (on ne peut en sortir aucun fruit !), condamné à tuer tout chevalier qui se présenterait. Il faudra qu'il soit vaincu par Érec pour que la malédiction soit brisée, et que, libéré, il puisse rejoindre la société.

Quant à l'amour-passion, purement sexuel et dénué de morale, il est incarné d'abord par Galoain, puis surtout par le Comte de Limors. Ces deux personnages, obnubilés par la beauté d'Énide et le désir qu'elle leur inspire, vont oublier toute forme de chevalerie, à commencer par le respect dû à un hôte, et à une dame. Ils n'hésitent pas à tenter de forcer sa volonté, voire à recourir à la violence la plus abjecte : le Comte de Limors frappe Énide en plein visage... Et si Galoain, in extremis, blessé et vaincu, revient à un comportement plus conforme à la chevalerie, pour le Comte de Limors il n'y aura d'autre issue qu'une mort ignominieuse.

Dans Don Quichotte

L'amour de Don Quichotte pour Dulcinée conduit souvent notre héros à des attitudes ridicules ou grotesques : ainsi, dans la Sierra Morena, il mime le désespoir d'Amadis des Gaules sans l'éprouver le moins du monde,

Mais si Don Quichotte est ridicule, d'autres se montrent plus odieux : tel est le cas de Don Fernando, qui, à l'instar du Comte de Limors, n'hésite pas à trahir l'amitié et l'amour pour satisfaire son désir, ou son caprice : il séduit puis trahit Dorotea, trompe son ami Cardenio... Cependant, noble, il ne peut être totalement mauvais (différent en cela de Limors) : in extremis, il reconnaîtra ses torts et reviendra dans le droit chemin.

L'amour torturé et peu confiant du "curieux malavisé" : celui-ci, mari comblé de la belle Camilla, n'aura de cesse de pousser son meilleur ami dans ses bras pour mettre à l'épreuve sa fidélité ; une curiosité si déplacée, un tel manque de confiance ne peut conduire qu'à la tragédie.

Conclusion

L'amour est donc globalement un sentiment positif, qui grandit les personnages lorsqu'il s'agit d'un amour vrai, courtois, et sage. En revanche, la folie, l'excès, l'immoralité, la violence, ne peuvent conduire qu'à la catastrophe, à la souffrance et à la mort.

La géographie des deux œuvres.

Deux romans fortement ancrés dans un territoire

Le roman de Chrétien de Troyes appartient à la "matière de Bretagne" : tous les noms, fictifs ou non, appartiennent à la sphère armoricaine, à l'entourage du Roi Arthur. Aucune mention n'est faite d'un au-delà de ce monde, qui s'étend de l'actuelle Bretagne à la Cornouaille anglaise, au Pays de Galle et à l'irlande.

De son côté, le Don Quichotte se déroule pour l'essentiel, au moins pour sa première partie, dans un rayon d'environ 200 km autour du village de notre héros, dans la Manche, région aride et montagneuse située entre la région de Tolède au Nord, l'Andalousie au Sud, l'Estramadure au l'Ouest et la région d'Albacet à l'est. Même si, au fil de leurs rencontres, Don Quichotte et Sancho se trouvent en présence de représentants de nombreuses autres régions, ils ne semblent nullement tentés d'y porter leurs pas. Il faudra attendre la troisième sortie pour qu'ils se décident à pousser jusqu'à Barcelone.

Or, si l'Armorique de Chrétien de Troyes, pays de légendes et d'Histoire, possède un prestige certain, il n'en est pas de même de la Manche, contrée plutôt déshéritée de l'Espagne profonde... On voit là l'intention parodique de Cervantès !

Deux romans de l'errance ?

L'existence même du chevalier tient dans son errance : il n'a pas droit au repos tant qu'il n'a pas atteint la perfection. Dès qu'il renonce à la "récréantise", Érec est presque constamment à cheval, allant d'un endroit à l'autre, ne s'arrêtant que pour être hébergé de nuit, pour se soigner, ou pour combattre. Les haltes ne durent jamais très longtemps, et seule la dernière épreuve remportée achève le parcours : devenu Roi, il continuera sans doute de voyager, comme Arthur, mais ne partira plus à l'aventure, seul.

C'est ce modèle que prétend suivre Don Quichotte ; lui non plus n'a pas de plan défini, et se fie au hasard (ou aux désirs de Rossinante) pour choisir son itinéraire ; mais le parcours est modeste, et les temps d'arrêt prennent finalement plus de place que l'errance à proprement parler : arrêts dans les auberges, dans la Sierra Morena, auprès des chevriers... Et la rencontre avec de vrais voyageurs donnent paradoxalement l'impression que notre "chevalier errant" fait du sur-place !

L'errance à la découverte de soi-même ?

Tout au long de leurs aventures, Érec et Énide suivent un crescendo, une initiation perceptible dans la "conjointure", la composition du roman : chaque étape, marquée par une rencontre plus ou moins dangereuse, les fait progresser vers la perfection, et de la chevalerie, et de l'amour. Si à aucun moment le voyage n'est l'occasion d'une découverte, d'un savoir (jamais ils ne découvrent, par exemple, de paysages inconnus, ou de mœurs différentes : même les lieux enchantés ou les monstres appartiennent déjà au monde connu), il est constitué d'une série d'épreuves qui les construit.

De même, chez Don Quichotte, on ne relève aucune curiosité géographique, aucun désir de découverte (pourtant, l'on est alors à l'époque même des grandes découvertes !) : tout se ramène au déjà-connu.

Pire encore : on n'observe aucune évolution chez nos personnages. Don Quichotte était déjà un "parfait chevalier" dès lors qu'il l'a lui-même décrété, dès les premiers chapitres. Les combats qu'il livre semblent obéir au pur hasard des rencontres, sans aucune progression. Un événement, fortuit ou futile, déclenche sa colère, il se bat, il est vaincu et battu ; mais il n'évolue jamais, ne progresse jamais, n'apprend même jamais à parer les coups ! L'errance, chez lui, obéit à la mécanique de la pure répétition ; elle n'est en aucun cas une expérience. Et la chevalerie n'est plus qu'une posture, pour ne pas dire une imposture.

Dissertation comparée : vérité et mensonge dans le roman

Dans son essai intitulé Roman des origines et origine du roman (1972), Marthe Robert affirme :

« Le roman n'est jamais ni vrai ni faux, il ne fait que suggérer l'un ou l'autre, autrement dit il n'a jamais le choix qu'entre deux manières de tromper, entre deux sortes de mensonges qui misent inégalement sur la crédulité. Ou bien en effet la fable se montre franchement comme telle, en rappelant jusque dans sa trame les conventions à quoi elle choisit de se plier ; ou bien elle s'entoure de toutes les apparences de la vie, et dans ce cas naturellement, il lui faut veiller à ne pas signaler sa volonté de faire illusion. Le mensonge le plus innocent étant aussi le plus voyant, le roman ne parvient à convaincre de ses relations intimes avec la vérité que lorsqu'il ment à fond, avec assez d'habileté et de sérieux pour assurer à sa tromperie les meilleures chances de succès. »

Commentez et discutez cette affirmation, en examinant avec précision le rapport que les deux œuvres au programme entretiennent avec la vérité et le mensonge.

Introduction

Genre narratif fondé sur la fiction, et longtemps considéré comme un divertissement quelque peu dangereux, voire immoral, car fondé sur le mensonge, le roman a toujours suscité dans un même mouvement suspicion et engouement.

De fait, il entretient des rapports quelque peu ambigus avec la vérité.

Dans son essai intitulé Roman des origines et origine du roman (1972), Marthe Robert affirme :

« Le roman n'est jamais ni vrai ni faux, il ne fait que suggérer l'un ou l'autre, autrement dit il n'a jamais le choix qu'entre deux manières de tromper, entre deux sortes de mensonges qui misent inégalement sur la crédulité. Ou bien en effet la fable se montre franchement comme telle, en rappelant jusque dans sa trame les conventions à quoi elle choisit de se plier ; ou bien elle s'entoure de toutes les apparences de la vie, et dans ce cas naturellement, il lui faut veiller à ne pas signaler sa volonté de faire illusion. Le mensonge le plus innocent étant aussi le plus voyant, le roman ne parvient à convaincre de ses relations intimes avec la vérité que lorsqu'il ment à fond, avec assez d'habileté et de sérieux pour assurer à sa tromperie les meilleures chances de succès. »

Le roman repose traditionnellement sur "l'illusion romanesque", c'est-à-dire l'art de faire passer la fiction pour une réalité, le temps de la lecture. Cela suppose un pacte de lecture particulier entre le lecteur et l'auteur : Le lecteur sait qu'on lui raconte une fable, mais il exige d'être trompé, soit par la vraisemblance de l'histoire racontée, soit au contraire par une franchise feinte et une attitude réflexive sur la fable elle-même.

Le genre romanesque se divise donc en deux : Les romans fondés sur « l'illusion romanesque »d'une part, et les romans « modernes », mettant en question cette illusion romanesque.

Mais sont-ils si différents qu'il y paraît ? C'est ce que nous allons étudier, en nous fondant sur Érec et Énide et Don Quichotte.

Le roman "illusionniste" ou "réaliste" s'opposant à un roman "réflexif" ou "honnête" ?

Si l'on reprend les termes de Marthe Robert, on se rend compte qu'une opposition court tout au long de son propos : celle qui existe entre, d'une part, un roman qui "s'entoure de toutes les apparences de la vie", et ment avec "assez d'habileté et de sérieux" pour que le lecteur puisse croire ou faire semblant de croire en la véracité de ce qui est raconté ; autrement dit, un roman qui multiplie les "effets de réel" et joue la carte de l'historicité – et d'autre part, un roman qui "se montre franchement" comme tel, révèle lui-même, dans sa structure, sa composition, son caractère fictif et conventionnel.

Au premier groupe appartiendraient tous les romans qui se présentent eux-mêmes comme des témoignages, des récits historiques, authentifiés par des autorités intellectuelles et morales, et bien entendu les romans "réalistes", accompagnés ou non d'une caution "scientifique" : ceux qui prétendent "concurrencer l'état-civil, ou ceux qui affirment offrir une "tranche de vie", voire une dissection de l'être humain ou de la société.

Le roman de Chrétien de Troyes appartient, semble-t-il, à cette catégorie, lui qui affirme sa véracité et son sérieux.

L'autre genre de roman, opposé à celui-ci, met au contraire en évidence le caractère fictif, artificiel, conventionnel de l'histoire qu'il raconte, mettant en question aussi bien la narration elle-même, que les personnages, le cadre, la chronologie... Usant de l'ironie et de la parodie, ils invitent le lecteur à ne pas céder à l'illusion romanesque, qu'ils s'ingénient d'ailleurs à détruire au fur et à mesure qu'elle se construit. Tel est le cas, par exemple, de Don Quichotte, dont Cervantès souligne à plaisir le caractère improbable, mais aussi, par exemple, de Tristram Shandy de Lawrence Sterne, ou de Jacques le Fataliste de Diderot, qui tous ont été considérés comme les précurseurs du roman moderne.

Mais l'on peut se demander si cette "honnêteté", ce refus de tromper le lecteur, ne recouvrirait pas une autre forme de mensonge... ou plutôt, si "l'illusion romanesque", chassée apparemment par la porte, ne reviendrait pas subrepticement par la fenêtre...

En d'autres termes, y a-t-il réellement une opposition si tranchée entre les deux types de roman, et plus précisément entre les deux œuvres au programme ?

Érec et Énide, un roman "illusionniste" ?

L'illusion romanesque dans Érec et Énide

Il paraît évident qu'Érec et Énide appartient pleinement à la première catégorie de romans. Dès le prologue, Chrétien de Troyes oppose sa propre "estude" (v. 6), qui consiste à ordonner rationnellement une vérité extérieure au roman et qui lui préexiste, aux corruptions qu'infligent à l'histoire "Cil qui de conter vivre vuelent".

Par la présence d'un Narrateur, qui constamment authentifie le récit, y compris lorsque celui-ci se montre surnaturel ou excessif (épisode du "verger enchanté", ou récit du couronnement d'Érec) ; il ne faut pas d'ailleurs se laisser prendre au terme de "conte", qui au XIIème siècle désigne simplement un récit, fictif ou non.

Par un point de vue constamment fixé sur les protagonistes, en particulier Érec : le lecteur est ainsi invité à s'identifier à lui, ou du moins à participer à ses aventures. Aucune distance critique ne vient troubler cette identification.

Enfin, si les faits sont ordonnés en une belle "conjointure", de manière à créer une gradation rendant les héros de plus en plus parfaits, celle-ci est dissimulée, de telle sorte que le lecteur est comme porté, d'un événement à l'autre.

L'impression de réel est encore renforcée par la mention de lieux réels comme Nantes ou Caradigan (la ville galloise de Cardigan).

Une fiction revendiquée

Cependant, certains indices montrent que le lecteur de Chrétien de Troyes n'est peut-être pas si naïf qu'on pourrait le croire, ou du moins qu'une certaine connivence s'établit entre le Narrateur et l'auditeur, dont témoignent par exemples des mentions un peu trop insistantes sur la véracité du récit, justement au moment où celui-ci donne dans l'hyperbole, p. exemple au moment du banquet du couronnement, v. 6915-6920 :

      "Mais je ne vuil pas faire croire
      Chose qui ne semble estre voire.
      Mençonge sembleroit trop granz,
      Se je disoie que .vC.
      Tables fussent mises a tire
      En un palais ; je nou quier dire."

D'autre part, c'est moins la présence du merveilleux (par exemple l'existence de personnages comme les nains, les géants, la fée Morgane, ou de lieux comme le "verger enchanté" entouré de sa muraille d'air) qui suscite le doute – comme dans le conte, au sens moderne du mot, le lecteur peut s'en accommoder sans renoncer à l'illusion romanesque – que d'une certaine fantaisie, par exemple dans l'énumération des invités lors de la noce d'Érec et Énide, qui rappelle au lecteur qu'il s'agit d'une histoire inventée, destinée à le divertir ; ou encore la désinvolture du narrateur :

      "Neporquant, se je ne les vi,
      Bien en seüsse raison rendre,
      Mais il m'estuet a el entendre
      Que a raconter le mangier."
(v. 6932-6935).

Ainsi, le roman qui prend au sérieux l'illusion romanesque peut aussi, par moment, s'amuser à la dénoncer, ou du moins à la mettre en évidence ; dès les origines, la relation du roman à la vérité est donc ambiguë.

Don Quichotte, ou le refus de l'illusion romanesque ?

Les cassures de l'illusion romanesque

Un certain réalisme dans le Don Quichotte

Si, à première vue, le Don Quichotte n'appartient pas à la même catégorie, et revendique son caractère fictif, il possède malgré tout un certain réalisme, qui ancre les personnages dans une réalité contemporaine des lecteurs de Cervantès : celui-ci dépeint un monde familiers aux Espagnols de 1605, avec ses auberges plus ou moins mal famées, ses moulins à vent (une invention récente), ses marchands et ses petits artisans...

Mieux encore : si invraisemblables paraissent les aventures de ce héros décalé et anachronique, le lecteur se surprend parfois à leur accorder crédit, à se laisser prendre à l'illusion romanesque.

C'est que si le personnage est peu crédible, il s'ancre dans une société bien réelle, dont son idéalisme obstiné dévoile les tares et les cruautés, mais aussi parfois la complexité : ainsi, si les galériens constitue une sorte de catalogue de la petite délinquance, la laide et grossière servante Maritorne révèle parfois un naturel plus généreux que son apparence le laisserait penser. Et Sancho se montre touchant dans sa fidélité à son maître...

Un rapport ambigu entre vérité et mensonge.

Ainsi, un roman "illusionniste" laisse entrevoir une forme de distanciation, qui n'interdit pas une lecture "naïve", mais introduit une distance suffisante pour que le lecteur, ou l'auditeur, éprouve ce plaisir esthétique, ou moral, qui est le propre du roman. Tout en savourant les aventures d'Érec et d'Énide, il admire avec quel art Chrétien de Troyes met en scène les différents épisodes, qui mènent les protagonistes vers l'apogée de leur destin, le couronnement, au terme d'une série d'épreuves de plus en plus terrifiantes, mais dont on sait bien que le héros sortira forcément vainqueur – parce que le genre auquel appartient l'œuvre, et le "pacte de lecture" qui va avec, le veulent ainsi.

Par ailleurs, à moins d'être fou, comme Don Quichotte, aucun lecteur ne croira sérieusement qu'il existe des géants comme ceux que vainc Érec, ni des vergers comme celui où Mabonagrain attend sa délivrance ; mais en même temps, il sait que ces géants et ce verger, comme tous les personnages, tous les lieux du roman, appartiennent à une autre sorte de vérité, symbolique celle-là, que révèle la structure même du roman. L'histoire que nous raconte Érec et Énide n'est pas "vraie" comme le serait un fait divers ; mais elle dit des choses vraies sur les valeurs de la chevalerie, et, bien au-delà, sur la place de l'homme et de la femme dans la société, sur l'amour et les dangers de la "récréantise", sur la réalisation de soi.

Inversement, les personnages de Don Quichotte ne sont pas seulement des pantins qui prêtent à rire, comme la poupée du tableau de Goya "le bernement". Si improbables soient l'existence et les aventures du pauvre Hidalgo, elles ont traversé les siècles parce qu'elles offrent, par-delà leur fantaisie revendiquée, à la fois un plaisir esthétique et une dimension morale.

Conclusion

"Le roman n'est donc jamais ni vrai ni faux" : il est faux lorsqu'il prétend à la véracité de l'histoire ou du témoignage, puisqu'il est toujours, quoi qu'il fasse, simulacre du réel, reconstruction plus ou moins exacte et orientée, fiction et faux-semblant. Et en ce sens, effectivement, plus il veut faire croire à sa réalité, plus il ment.

Mais en même temps, même s'il souligne et revendique son caractère fictif et conventionnel, même s'il proclame qu'il n'est que mensonge, il recèle une forme de vérité, métaphorique ou symbolique, sans laquelle il n'est pas vraiment de plaisir de lecture.

Un "vrai" lecteur de roman, contrairement à Don Quichotte (ou à Madame Bovary), joue seulement à croire en ce qu'il lit, et garde assez de distance pour en retirer à la fois un plaisir esthétique, l'agréable frisson de l'émotion et du suspense, et la "substantificque moëlle".


Textes comparés

Comparaison n° 1 : Érec et Énide : le départ d'Érec, v. 125-274 / Don Quichotte : le départ de Don Quichotte, ch. 2 p. 91-94.

Pour une étude de chaque texte :

Introduction

Les deux textes se trouvent au même moment crucial des aventures chevaleresques : le moment où le chevalier, ou futur chevalier, quitte son milieu d'origine, la Cour du Roi Arthur pour Érec, sa maison pour Don Quichotte, et part pour vivre ses aventures.

Les deux textes vont donc nous proposer un portrait du héros, à l'aube de l'histoire racontée.

Ils vont également installer le mode de narration, la place du narrateur par rapport à son héros, et mettre en place le registre principal et les attentes du lecteur.

Deux héros naissants.

La chevalerie... et sa parodie.

L'authentique et l'inauthentique

Pour l'auteur du XIIème siècle, la chevalerie correspond à un état de la société, le féodalisme, et à l'idéologie d'une classe dominante : celle des seigneurs, nobles guerriers définis par le métier des armes.

Pour lui, tout est donc parfaitement naturel : aussi bien le symbolisme (la blancheur du "cerf blanc", la vilénie du Nain, le nombre trois...) que le sens des mots comme "vassal". Nul besoin d'expliciter ce qui sautait aux yeux de tout lecteur médiéval.

Inversement, en 1605, le roman médiéval n'est plus que littérature, déconnecté de toute réalité contemporaine ; aussi Don Quichotte ne cesse-t-il de jouer un rôle, d'imiter sans les comprendre les gestes des chevaliers : son armure ne répond plus à aucune nécessité technique ; le nom même de son cheval, "Rossinante", montre qu'il a oublié le nom et le rôle des chevaux à l'époque médiévale (aucun chevalier n'aurait accepté de monter un "roussin", mauvais cheval destiné aux subalternes !) ; le blanc n'est plus pour lui qu'une couleur dépourvue de signification (voir l'épisode des armes) ; il s'abandonne aux fantaisies de son cheval, "croyant qu'en cela consistait le fin du fin des aventures", mais sans s'en remettre à Dieu...

Pire encore : loin de chercher à conquérir une "dame", il s'en invente une ; son discours à Dulcinée n'est plus qu'une répétition mécanique des discours tenus par les chevaliers du passé. Il suffit de comparer le discours qu'Érec tient à la Reine : sobre, factuel, simplement digne, il contraste vivement avec le discours ampoulé et creux de Don Quichotte à Dulcinée.

La place du narrateur et du lecteur

Érec et Énide

Chez Chrétien de Troyes, la place du narrateur est des plus discrètes ; tout au plus se manifeste-t-il par des notations axiologiques : la demoiselle de la Reine est "courtoise et belle" (v. 128), celle de l'adversaire "de grand estre" (v. 144) ; le chevalier est "bel et adroit" – ces expressions signifient surtout qu'ils appartiennent à la Noblesse ; ce sont des épithètes de nature.

Plus intéressantes les qualifications du nain : "qui de felenie fu plains" (v. 164), "qui mout fu fel et de put'aire"(v. 171), "li nains cuvers" (v. 208), "li nains fu fel, nuns nou fu plus" (v. 218) : cette répétition vise, sans ironie aucune, à souligner le caractère mauvais, pervers du personnage, concentré de la méchanceté du sinistre trio, et homme de mains du chevalier et de la pucelle. D'ailleurs, le chevalier aussi est jugé sévèrement : "moult felon et desmesuré" (v. 228).

Tous ces personnages sont donc vus de la même façon par Érec et par le narrateur : il n'y a pas de distorsion entre les deux visions ; ce qui renforce notre empathie à l'égard du jeune homme.

Enfin, un seul commentaire, élogieux, vise Érec lui-même :
        "Folie n'est pas vasalages
        De tant fist mout Erec que sages"
(v. 231-232).
Cette remarque justifie que le héros, manifestement en état d'infériorité car seul et sans armes, n'ait pas immédiatement engagé le combat : une sagesse que Don Quichotte, lui, passera son temps à oublier...

Don Quichotte

Au contraire de Chrétien de Troyes, Cervantès s'évertue à établir le maximum de distance entre le "héros" et le lecteur.

Il souligne volontiers sa folie : par des commentaires ("sa folie ayant plus de force que toute autre raison", l. 26-27 ; "Les livres qui l'avaient mis dans cet état", l. 31, ou "ces extravagances" (l. 75), ou encore "il aurait suffi à lui fondre la cervelle, s'il en avait eu un tant soit peu", l. 79-80) ; ou bien par des incises ("pensait-il", "selon lui"... qui montrent que le narrateur ne reprend pas à son compte les propos de son personnage.

Cervantès use également de l'ironie : "notre aventurier tout flambant" (l. 39) désigne Don Quichotte de manière d'autant plus moqueuse que l'on vient de décrire son allure piteuse, et qu'il ne lui est encore rien arrivé.

Il use également de la parodie : l'incipit antiquisant du récit à venir (l. 44-55), ou encore la ronflante déclaration à la "Princesse Dulcinée"...

Le narrateur intervient enfin directement, soulignant à la fois l'illusion dont est victime le héros (le caractère livresque de sa folie) et sa mauvaise foi : il fait "comme s'il eût été réellement amoureux", il "imite autant qu'il peut" le langage des romans : il se prend, en somme à son propre jeu.

Conclusion

Les deux héros viennent donc d'entamer leur aventure ; mais les deux auteurs ont installé un climat bien différent, et un "horizon d'attente" opposé pour leurs lecteurs respectifs :

Comparaison n° 2 (commentaire comparé) :
Érec et Énide : Énide et le comte de Limors, v. 4804-4846. / Don Quichotte : l'enlèvement de Luscinda, ch. 36 p. 526-527.

Introduction

Les deux textes que nous nous proposons de comparer mettent en scène des situations similaires. Dans le roman de Chrétien de Troyes, l'héroïne, Énide, se trouve prisonnière du comte de Limors, alors que son époux, Érec, grièvement blessé, passe pour mort. le comte veut imposer à la jeune femme de l'épouser, et de participer à un banquet ; devant son refus, il n'hésite pas à user de violence.
Don Quichotte, presque cinq siècles plus tard, nous présente un récit : Don Fernando, un jeune homme riche et noble, a enlevé Luscinda, pourtant mariée à son ami Cardenio. S'étant retrouvé par hasard face à celui-ci dans une auberge, il raconte à l'assistance le rapt de la jeune fille.

Si la situation romanesque paraît similaire, les deux textes diffèrent profondément par l'énonciation (ici c'est un narrateur extra-diégétique qui parle, là le protagoniste de l'action), les effets de dramatisation (dans Érec et Énide, l'action se déroule sous nos yeux, alors que dans le Don Quichotte il s'agit d'un récit a posteriori) et le registre.

Mais dans les deux cas, c'est la violence faite aux femmes qui est mise en question.

Un déchaînement de violence masculine

La situation des personnages est similaire :

Dans les deux cas, une jeune femme, mariée et aimant son mari, se voit contrainte d'en épouser un autre. Énide, comme Luscinda, se voit dénier toute forme de liberté, et devant son refus, l'homme se conduit en véritable prédateur : dans le roman médiéval, le comte de Limors n'hésite pas à la frapper, à deux reprises, au point même d'indigner son propre entourage :

      Et li cuens la fiert en la face ;
      Cele s'escrie, et li baron
      Le conte blasment environ :
      "Ostez, sire, font il au conte.
      Mout devriez avoir honte
      Que ceste dame avez ferue
      Por ce que ele ne mainjue :
      Mout grant vilenie avez faite."
(v. 4820-4827).

le comte de Limors multiplie les marques de violence, d'autant plus évidentes qu'elles se traduisent au discours direct. Il a recours aux menaces, aux ordres, aux coups. Et il affirme haut et fort son pouvoir absolu sur elle :

      "La dame est moie et je suens
      Si ferai de li mon plaisir".
(v. 4832-33).
On ne saurait s'exprimer plus cyniquement !

Don Fernando, pourtant présenté comme un individu plus fréquentable – il finira par revenir à de meilleurs sentiments – n'est guère plus policé. Quand il découvre que Luscinda se refuse à lui, sa première réaction est de vouloir la tuer ! (l. 5-7) ; il est "enragé et confus, avec le dessein de se venger" ; et il a de la suite dans les idées : après sa fuite, il ne la retrouve qu'après "plusieurs mois", mais il n'hésite pas alors à l'arracher à un monastère, ajoutant l'impiété et le sacrilège à la violence.

La brutalité de l'action se traduit par l'accélération du récit :

"l'ayant trouvée dans le cloître en train de parler à une religieuse, ils l'avaient enlevée et, sans lui laisser le temps de rien faire, ils étaient allés..." (l. 23-26).

Un entourage indigné, mais complice.

Dans les deux cas, la violence et la démesure du prédateur soulève l'indignation de son entourage : les "barons" du comte de Limors protestent devant les coups qu'il inflige à la jeune femme ; les parents de Don Fernando l'empêchent de tuer Luscinda.

Mais en même temps, ils sont complices de ses actes : chez Chrétien de Troyes, ils se soumettent à la volonté de leur suzerain, se contentant d'une protestation verbale ; quant à Don Fernando, il n'a aucun mal à trouver "trois gentilhommes" qui vont l'aider à retrouver Luscinda et à commettre son forfait... Dans Don Quichotte, cette complicité est plus grave : elle est active, et n'a pas l'excuse de la soumission féodale du vassal à son suzerain.

L'impuissance de la victime féminine.

Face à la force, la jeune femme ne peut guère réagir. La plus passive est Luscinda : enlevée, elle n'a d'autre ressource que de perdre connaissance, puis s'enfermer dans le silence et les larmes : c'est une attitude de pure victime.

Énide se montre plus énergique, même si elle ne peut guère agir. Elle refuse les ordres, ne tient aucun compte des menaces ni des coups, et va même jusqu'à provoquer le comte :

      "Ha fel, fait ele, moi que chaut
      Que que tu me dies ne faces ?
      Ne crien tes copx ne tes menaces.
      Assez me bat, assez me fier :
      Ja tant ne te troverai fier
      Que por toi face plus ne mains,
      Se tu orendroit a tes mains
      Me devoies les iauz sachier
      ou [tres]toute vive escorchier."

Même réduite à l'impuissance, Énide reste une héroïne, combattive et fière.

Deux modes de narration différents

Érec et Énide : un récit "direct".

Le récit d'Érec et Énide est "direct", c'est-à-dire pris en charge par le Narrateur, sans distance particulière ; les propos du Comte et d'Énide sont rapportés directement, et toute la sympathie de l'auditeur-lecteur est acquise à Énide. Le comte pêche par orgueil et démesure ; il ne pourra qu'être puni.

Sa violence s'affiche sans limites, par son absence de courtoisie, ses menaces et son ton péremptoire : "gardez vos de moi corrocier" (v. 4806) ; "je vos en semong" (v. 4807) ; "vos en avroiz males merites" (v. 4816) ; on peut aussi relever des impératifs : "gardiez vos", "mangiez", "taisiez vos".... Il se montre incapable de la moindre humanité, exigeant d'Énide qu'elle "laisse éclater sa joie" alors même que son mari repose juste à côté...

À la violence verbale s'ajoute la violence physique : le Comte frappe par deux fois Énide en plein visage, reprenant ici le geste du nain dans les premières pages du roman ; c'est le signe même qu'il a abandonné toute forme de chevalerie, qu'il n'est plus que le jouet de sa propre violence. Son entourage le remarque : le terme de "vilenie" (v. 4827) souligne cette irrémédiable dégradation du personnage.

Les gestes, les paroles parlent d'eux-mêmes : le Narrateur n'a nul besoin d'intervenir pour énoncer un jugement que le lecteur partage tout naturellement.

Don Quichotte : un récit "médiatisé".

Ici, L'enlèvement de Luscinda n'est pas vécu "directement", mais par l'intermédiaire d'un récit qu'en fait le principal protagoniste : "don Fernando dit à son tour ce qui lui était arrivé à la ville..." ; tout semble fait pour que la violence des faits soit atténuée.

Le discours n'est même pas directement rapporté : c'est du style indirect libre, entièrement axé sur le point de vue de l'homme ; l'emploi du passé, l'absence de polyphonie énonciative (nous n'entendons jamais Luscinda) tiennent le lecteur à distance : il ne peut* guère s'identifier à la victime, ni condamner le coupable...

L'action n'est accompagnée d'aucun jugement négatif : l'enlèvement au sein du monastère est présentée comme la chose la plus naturelle (et donc la plus légitime) qui soit ; la préméditation est énoncée avec la plus grande simplicité : Don Fernando montre ainsi les précautions prises pour déjouer la surveillance, et les préparatifs ("là où ils s'étaient pourvus de tout ce dont ils avaient besoin pour l'emmener" (l. 26-27)...).

Enfin, l'absence de tout détail concret ôte à l'action toute forme de pathos : le narrateur use de génériques ("la ville", "le monastère"). Quant à la réaction de Luscinda, elle est énoncée avec la plus grande distance ; elle n'est que négative : perte de connaissance, silence, larmes. À aucun moment, le narrateur ne manifeste la moindre empathie à son égard, ni le moindre intérêt pour ses motivations ou ses sentiments...

Quant au récit de l'enlèvement lui-même, il gomme toute violence ; aucun geste n'est décrit. La brutalité de Don Fernando n'apparaît que de manière détournée : "sans lui laisser le temps de rien faire"...

Cette différence de traitement peut s'expliquer par le genre auquel appartient chacun des deux textes : du côté de Chrétien de Troyes, il s'agit de la plus grave épreuve subie par le couple ; le comte de Limors représente le Mal, dont Érec doit venir à bout pour reconquérir sa Dame. Nous sommes donc dans l'épopée ; le danger doit être maximal pour le couple, afin que sa victoire apparaisse plus éclatante.

Inversement, le récit de don Fernando appartient au genre romanesque ; nous sommes dans un récit adventice, dont nos héros, Don Quichotte et Sancho Pança, ne sont que les spectateurs. Or ce genre exige une happy end : pour cela il faut préserver le caractère fréquentable du protagoniste...

Deux visions de la société

À cela s'ajoute le fait que les valeurs de la société ont singulièrement évolué entre Chrétien de Troyes et Cervantès. Dans l'Espagne du début du XVIIème siècle, la femme n'est plus du tout la "dame" médiévale. Aussi bien dans les Nouvelles exemplaires que dans les parties romanesques du Don Quichotte, nous voyons Cervantès considérer le viol et l'enlèvement d'une jeune fille comme un acte presque normal, une faute mineure due à la jeunesse ou à un tempérament trop exubérant, et qui ne remet en rien en cause la noblesse de l'homme qui s'y livre. Pire encore, c'est la femme qui en subit le déshonneur et assume la faute... Il suffit de lire les mots qu'adresse Luscinda à Cardénio qu'elle vient de reconnaître : "C'est vous, mon cher seigneur, oui c'est vous qui êtes le vrai maître de votre esclave que voici..." (p. 523).

Un autre fait peut expliquer la différence de traitement entre les deux textes : en effet, dans Érec et Énide, tous les personnages sont au même rang social ; le Comte de Limors s'attaque à la Dame d'un chevalier, dont la noblesse égale la sienne ; or le traitement qu'il lui inflige – des coups – équivaut à la traiter en vassale, à nier son rang. Cela ne peut que soulever l'indignation de l'assistance, et du lecteur.

Inversement, Don Fernando est d'un rang nettement supérieur à celui des autres protagonistes : Dorotea, qu'il a séduite et abandonnée, est d'une condition bien inférieure à la sienne ; de même, Cardénio, à qui il a pris sa fiancée, n'est pas noble. Si la faute est avérée, elle n'en est pas moins pardonnable, à condition bien sûr que Don Fernando la reconnaisse et la corrige... ce qu'il a déjà commencé à faire.

Conclusion

Pour similaires qu'elles semblent, les situations dépeintes par les deux auteurs diffèrent du tout au tout : si dans les deux cas il est question de la violence faite à une femme innocente, chez Chrétien de Troyes il s'agit véritablement d'un crime, commis par un personnage rendu fou par "l'hybris", et qui transgresse toutes les valeurs de la société chevaleresque. Il ne pourra en être puni que par la mort, que lui infligera le Chevalier.

Dans Don Quichotte, au contraire, il s'agit de l'erreur momentanée, et finalement vénièle, d'un jeune homme un moment égaré par la passion et la fougue de la jeunesse, et qui ne remet nullement en cause sa noblesse. Dans ce cas, il sera ramené à la raison non par la force, mais par un plaidoyer de Dorotea, et par sa propre honnêteté – en somme, par son bon vouloir. Nulle sanction ne le menaçait, excepté peut-être la rumeur publique, ou sa propre conscience...

Comparaison n° 3 : l'épisode des galériens / la lutte contre les géants. Une double comparaison

Étude littéraire de l'épisode des galériens dans Don Quichotte

La délivrance : Érec et Énide : v. 4375-4468 / Don Quichotte : p. 299-301, de "Et se tournant vers tous ceux de la chaîne" à "les forçats déjà délivrés".

Une structure similaire des deux textes

Dans les deux cas, l'affrontement commence par un dialogue : Érec, comme Don Quichotte, commence par interroger les geôliers, et tenter de les amener à la raison. Dans le roman de chevalerie, cette partie du texte sert à montrer le calme et la courtoisie du héros, qui respecte à la lettre les codes chevaleresques, en opposition à la brutalité sans loi des géants, qui refusent de s'expliquer, et répliquent par des injures et des manifestations d'orgueil.
Chez Cervantès, c'est une logique carnavalesque du "monde renversé" qui se met en place : les gardiens sont des représentants de la loi et du Roi, soit la légitimité même ; et les victimes des crimonnier... L'amour féminin est destructeur, quand il est excessif. La cousine, c'est l'anti-Enide (celle-ci au contraire, a révélé à Erec sa récréantise, et l'a poussé à l'aventure).

L'amour de Léandra pour Vicente, lui, est constamment dévalorisé : voir explication de texte.

portraits de femmes

Deux portraits négatifs : la demoiselle, anonyme, d'Érec et Énide apparaît comme possessive et assez monstrueuse : elle assiste sans broncher aux combats meurtriers de son homme, satisfaite de le garder pour elle. Vaincue, elle se désespérera, mais sans vraiment connaître de rédemption.

Pour le portrait de Léandra, voir explication de texte.