Extrait de l'œuvre
La mère et les crocodiles
Camara Laye évoque son enfance en Haute-Guinée.
En temps normal, tout le monde se fournit d'eau au fleuve. Le Niger alors coule largement, paresseusement ; il est guéable ; et les crocodiles qui se tiennent en eau profonde, soit en amont, soit en aval de l'endroit où chacun puise, ne sont pas à craindre. On peut librement se baigner près des bancs de sable clair, et laver le linge.
En temps de crue, il n'en va plus de même : le fleuve triple de volume, envahit de larges étendues ; l'eau est partout profonde, et les crocodiles partout menaçants : on aperçoit leurs têtes triangulaires au ras de l'eau. Aussi chacun se tient-il à distance du fleuve et se contente-t-il de puiser l'eau des petits affluents.
Ma mère, elle, continuait de puiser l'eau du fleuve. Je la regardais puiser l'eau à proximité des crocodiles. Bien entendu, je la regardais de loin, car mon totem n'est pas celui de ma mère, et j'avais, moi, tout à craindre de ces bêtes voraces ; mais ma mère puisait l'eau sans crainte, et personne ne l'avertissait du danger, car chacun savait que ce danger pour elle était inexistant. Quiconque se fût risqué à faire ce que ma mère faisait, eût été inévitablement renversé d'un coup de queue, saisi entre les redoutables mâchoires et entraîné en eau profonde. Mais les crocodiles ne pouvaient pas faire de mal à ma mère, et le privilège se conçoit : il y a identité entre le totem et son possesseur ; cette identité est absolue, est telle que le possesseur a le pouvoir de prendre la forme même de son totem ; dès lors il saute aux yeux que le totem ne peut se dévorer lui-même. Mes oncles de Tindican jouissaient de la même prérogative.
Je ne veux rien dire de plus et je n'ai relaté que ce que mes yeux ont vu. Ces prodiges – en vérité, c'étaient des prodiges ! – j"y songe aujourd'hui comme aux événements fabuleux d'un lointain passé. Ce passé pourtant est tout proche : il date d'hier. Mais le monde bouge, le monde change, et le mien plus rapidement peut-être que tout autre, et si bien qu'il semble que nous cessons d'être ce que nous étions, qu'au vrai nous ne sommes plus ce que nous étions, et que déjà nous n'étions plus exactement nous-mêmes dans le moment où ces prodiges s'accomplissaient sous nos yeux. Oui, le monde bouge, le monde change : il bouge et change à telle enseigne que mon propre totem – j'ai mon totem aussi – m'est inconnu.
Camara Laye, "L'Enfant noir", Plon, 1953, p. 78-80.