Extrait de l'œuvre
Le deuil d'un fils
Dans "Le Livre de ma mère", Albert Cohen rend hommage à sa mère, qui vient de décéder.
Dans ma chambre, me voici, un de l'humaine nation, scandalisé par l'universelle mort, stérilement interrogeant. Me voici, sans cesse demandant ma mère, la demandant à Rien. Me voici, l'homme nu, abandonné, stupéfait, un homme pâle qui veut comprendre, me voici, transpirant et respirant avec peine car je n'y comprends rien à mon humaine aventure, ayant mal dans cette respiration difficile mais qui veut tristement continuer et qui, entre l'inspiration et l'expiration, contient toujours ma mère venant lourdement vers moi. Chaque respiration de moi est une mort qui veut vivre, un désespoir qui fait semblant d'espérer. Me voici, devant la glace, follement dans mon malheur aspirant à quelque bonheur, tristement me grattant de douleur quoique pétrifié, machinalement traînant mes ongles sur ma poitrine nue, souriant et faible devant ma glace où je cherche mon enfance et ma mère, ma glace qui me tient froidement compagnie, et dans laquelle je sais, souriant, que je suis perdu, perdu sans ma mère. Je suis là, devant la glace, fenêtre sur la mort, faisant des nœuds à cette ficelle saisie au hasard et qui me tient compagnie, la tirant, la renouant, la compliquant machinalement, la rompant nerveusement, tout en sueur et bégayant des mots gais pour essayer de vivre. O fil rompu de mon destin. Devant cette glace que j'interroge, je ne peux pas comprendre que ma mère ne soit plus, puisqu'elle a été.
Elle est venue, elle n'y a rien compris, elle est partie. Après avoir été elle-même irremplaçablement, elle a disparu, pourquoi, mais pourquoi ? Pauvres humains que nous sommes, qui allons du toujours qui nous a déposés dans notre berceau au toujours qui viendra après notre tombe.
Albert Cohen, "Le Livre de ma mère", Éditions Gallimard, 1954, Folio n° 561, p. 149-150.