Extrait de l'œuvre

Paroles de femme

Femme chinoise en habit de deuilInformations[1]

Chun-niang, une jeune fille pure contrainte à devenir courtisane, peut rejoindre Jing Ko, l'homme qu'elle aime, mais au moment où celui-ci a accepté une mission dans laquelle il perdra la vie. L'histoire se passe en Chine, au troisième siècle avant J.-C., au temps des "Royaumes combattants".

Lors même que tout n'est que douleur, j'ai marché droit vers toi. Lors même que tout se révèle trop tard, j'ai marché droit vers toi. Pour un instant encore, je suis avec toi, Jing Ko.

Moi, femme silencieuse, étouffée de souffrances tues, à moi l'audace de dire enfin mes sentiments.

Durant mes jeunes années, parce que j'étais sans défense aucune, on m'a prise et possédée. Plus tard, toujours sans défense, j'ai été livrée aux désirs des hommes. Par miracle, je me retrouve ici, délivrée. Suis-je pour autant maîtresse de mon destin ? Comme j'aimerais répondre oui ! Ce que je sais du moins : pour la première fois de ma vie, je me suis donnée à un homme, et c'est à toi. Lors même que tout n'est que douleur, lors même que tout se révèle trop tard. Ô femme apparemment docile, néanmoins marquée du sceau d'un désir informulé, si infini que plusieurs vies ne suffiront pas pour le sonder !

Le temps compte-t-il encore ? Ce qui est arrivé, avant, nous croyions le savoir ; de fait, nous n'en savons rien. De ce qui adviendra après, nous prévoyons tout le tragique ; de fait, nous n'en savons rien. Il nous reste ce présent. Nous nous y livrons entiers. Bien plus qu'entiers, survoltés, submergés, à l'infini. Marées printanières ne s'embarrassant plus de rien, charriant tout, s'emparant de tout, soulevant toutes montagnes, fouillant toutes vallées, ignorant tout obstacle, tout horizon. Se mêlant au soleil, à la lune, à tout le souffle qui meut l'univers, hors du monde connu et du temps. Ô mystère : Qui sommes-nous ? Où sommes-nous ?

Quelle est cette énigmatique force du désir qui nous ballotte, nous pulvérise ? et vers quel Au-delà ?

Pourtant nous sommes encore ici, pour un instant encore. Le bref printemps est semé d'orages. Toute douceur est déjà douleur, toute tendresse est déjà violence. Pauvres humains au corps rompu, au cœur brisé, le destin humain n'est point fait pour eux. Déjà, nos appels désespérés rejoignent le lointain grondement. Ils s'y noient, qui les entendra ?

Mais je ne cesserai de parler, tant que je serai sur terre. Moi, femme silencieuse, comblée de joies vécues, étouffée de souffrances tues, à moi l'audace de dire mes sentiments, à moi de tout dire.

François Cheng, "Quand reviennent les âmes errantes", drame à trois voix avec chœur, Albin Michel, 2012, p. 71-73.