Extrait de l'œuvre
Le corps de Prophète
Dans son livre intitulé "Le Charme des après-midi sans fin", Dany Laferrière évoque son enfance à Petit-Goâve, un village d'Haïti. Dans ce passage, le couvre-feu a été déclaré, et des bandes d'hommes armés parcourent la ville, pour frapper, ou tuer, ceux qui ne le respectent pas. Da, la grand-mère du narrateur, s'est enfermée chez elle avec son petit-fils, et Fatal, un ami...
Dix heures du soir. Je vois Da tendre l'oreille.
– On dirait des bruits de pas, dit Da. Tout près d'ici...
Fatal regarde par le trou de la serrure.
– Venez par ici, Da. Venez voir... On dirait qu'ils transportent quelqu'un.
– Mais oui, Fatal, tu as raison. C'est un corps qu'il y a dans ce sac.
– Mais qu'est-ce qu'ils sont en train de lui faire ? Ils sont complètement soûls.
Soudain la porte s'ouvre. Da sort sur la galerie. Les deux mains sur les hanches.
– Bandes d'assassins ! Vous n'avez pas le droit de traiter un être humain ainsi. Vous ne respectez rien. Charognards !
Da crache par terre. La lune blafarde. Les visages étonnés du petit groupe de tueurs.
– Si ce n'était pas vous, Da, lance quelqu'un dont le visage est caché sous une cagoule.
– Vous ne me faites pas peur, bande de lâches. Qu'est-ce que vous voulez encore à ce malheureux ?
– Vous le voulez, Da ? dit un grand type, en lançant le sac sur notre galerie.
Et ils continuent leur chemin en gueulant des chants obscènes.
– Ils sont soûls en plus, dit Da en se tournant vers Fatal qui grelotte encore de peur.
– Da, dit Fatal, vous venez juste de me dire de ne pas faire de bêtise.
Da regarde Fatal droit dans les yeux. Je ne l'ai jamais vue aussi déterminée.
– Je suis une vieille femme qui a fini d'acheter et de vendre dans ce bas monde. Je n'ai pas peur de mourir. La politique ne m'intéresse pas, mais je ne peux pas supporter l'injustice. Maintenant, venez m'aider à transporter ce malheureux à l'intérieur.
On place le corps sur le petit lit du salon. Fatal le sort du sac.
– Je le connais, dit Da, c'est Prophète, un homme de Deuxième-Plaine.
Je n'ai pas attendu qu'on me le demande pour aller chercher de l'eau et une serviette blanche. Da nettoie doucement le visage ensanglanté de l'homme. Je cours remplir le pot à nouveau. Da le lave complètement avec la serviette mouillée, et lui fait sentir un peu de camphre pour le faire revenir à lui. Rien.
– Il a reçu trop de coups sur la tête, dit Fatal.
– Au moins, il respire, dit Da.
– Qu'est-ce qu'on peut faire ? demande Fatal.
– Il faut attendre, dit Da. Il ne faut surtout pas qu'il s'endorme... Je vais lui faire une compresse avec du marc de café.
Dany Laferrière, "Le Charme des après-midi sans fin", Éditions Le Serpent à plumes, 1998, p. 201-203.