Extrait de l'œuvre
Une demande en mariage
Nous sommes en 1948 ; Isaac Feingold, juif allemand arrivé en Palestine en 1935, après avoir fui le nazisme, cherche à marier sa fille Salomé à Shimon, un jeune officier juif. Mais celle-ci n'a d'yeux que pour Baghat, un voisin arabe...
« – Vous vous trompez, Shimon. Salomé est très timide ; elle ne s'ouvrira jamais à vous sans bien vous connaître. C'est une fille secrète, mais – je ne vous le dis pas parce que je suis son père – pleine de sensibilité.
– Vous êtes un excellent vendeur. »
Le jeune homme marqua une pause, savoura l'expression de surprise qui se peignait sur le visage d'Isaac, puis reprit :
« Mais vous n'avez aucun mérite, la marchandise est bonne. »
Isaac, sentant monter en lui la rigueur de son éducation allemande, manqua renvoyer l'insolent à ses conquêtes de passage, puis se ravisa. Shimon était le symbole d'une nouvelle génération : courageuse, tranchante, sûre d'elle-même. Alors que l'âge s'infiltrait, insidieux, dans son corps – il approchait la cinquantaine –, il se prit à envier secrètement l'arrogance de ce jeune officier qui se permettait, un grand sourire aux lèvres, un humour pour le moins déplacé.
« Trêve de plaisanterie, reprit Shimon. Je veux épouser votre fille, Isaac. Je veux qu'elle soit la mère de mes enfants. »
Feingold resta bouche bée.
« Mais j'aimerais bien, accessoirement, qu'elle m'accorde un coup d'œil de temps à autre. Un mari transparent, vous avouerez que ça manque de charme. »
Il attendit une réponse, ses grands yeux plongés dans ceux de son interlocuteur, accoudé au chambranle de la porte de l'immeuble. Isaac se sentit gêné malgré lui. Il avait bien souvent rêvé cette scène ; mais elle ne ressemblait en rien à tout ce qu'il avait pu imaginer. Le prétendant aurait dû être debout, tremblant, un bouquet de fleurs à la main. Isaac, assis dans son large fauteuil, aurait souri avec indulgence, tandis que Salomé, rougissante, se serait tenue dans un coin. À cet instant, il se rendit compte qu'il s'était lui-même trouvé, de longues années plus tôt, dans la peau du jeune homme timide qui se déclarait, les jambes flageolantes. Les temps avaient changé ; le jeune officier qui lui faisait face souriait avec une tranquille assurance.
« Eh bien ? Ne me dites pas que vous ne me voyez pas non plus, Isaac ; je vais finir par avoir des complexes.
– Ma réponse dépendra d'elle, imbécile », fit Isaac en lu donnant une bourrade amicale.
Ibrahim Souss, "Le Retour des hirondelles", © Belfond, un département de Place des Editeurs, 1997, p. 50-51.