Michèle TILLARD - Lycée Montesquieu, 72000 LE MANS.

Mise à jour : 11/12/2012

Gogol, Soirées du Hameau et Nouvelles de Saint-Pétersbourg
Villiers de L'Isle-Adam, Contes Cruels et Nouveaux contes cruels

Cruautés ordinaires et extraordinaires

Concours d'entrée à l'ENS de Lyon - session 2013

Études sur Gogol, « Les Soirées du Hameau, » « Les Nouvelles de Saint-Pétersbourg »
Études sur Villiers de l'Isle-Adam, « Les Contes Cruels et Nouveaux contes cruels »

Études synthétiques

« le Nez » et « Véra » : étude du fantastique Images et métaphores chez Gogol et Villiers de l'Isle-Adam La dénonciation de la bêtise chez Gogol et Villiers de l'Isle-Adam
L'art et les artistes dans les trois œuvres

Textes comparés

  1. Comparaison 1 : « Une terrible vengeance » (incipit, jusqu'à "l'autre bout de Kiev") / « Véra» de "le comte s'abîmait en des pensées inconnues" à "le cri d'une corde qui se brise" (p. 16-19)
  2. Comparaison 2 : « Le Nez», rencontre avec le Nez, p. 208-201 / « Véra», p. 22-24 : le retour de la morte.
  3. comparaison 3«Le Nez » / « Véra » : les excipit
  4. comparaison 4«La Nuit de Noël » / « Véra » : les excipit
  5. comparaison 5«La Perspective Nevsky » / « L'Affichage céleste»: "bon sens" et médiocrité bourgeois
  6. comparaison 6 : «La Perspective Nevski » (1ère partie) / « L'Inconnue » – Commentaire comparé
  7. Comparaison 7 : "le Portrait" de Gogol / "Deux Augures" de Villiers

Études synthétiques

« le Nez » et « Véra » : étude du fantastique

Voir l'étude du fantastique dans « le Nez » et dans « Véra »

On peut mesurer ce qui sépare les deux formes de fantastique par le tableau suivant :

Le NezVéra
  • La mésaventure arrive à un homme très ordinaire
  • Elle s'apparente à un horrible cauchemar
  • Le protagoniste accepte l'incroyable comme une chose naturelle, normale ; son entourage s'en étonne à peine ;
  • le phénomène échappe à toute explication rationnelle
  • La fin du conte est un retour à la normale
  • Le ton général est comique ou burlesque ; la satire domine.
  • toute interprétation allégorique s'avère illusoire et impossible : « le Nez », c'est le triomphe de l'absurde, du non-sens
  • L'aventure arrive à un couple d'exception
  • Elle est un enchantement
  • Ni le protagoniste, ni son seul compagnon ne s'en étonnent ; il y a accoutumance à l'extraordinaire
  • Il y a hésitation perpétuelle entre le réalisme et l'irrationnel ; seule la fin (surajoutée) tranche en faveur du surnaturel.
  • La fin du conte est ambiguë
  • Le ton général est pathétique
  • Une interprétation allégorique est possible, du moins jusqu'à l'épisode de la clé : l'amour est plus fort que la mort.

Peu de choses semblent donc rapprocher le Nez et Véra, sinon peut-être le point de vue de l'auteur. Tous deux en effet profitent du récit pour fustiger la bêtise et le matérialisme bourgeois :

Images et métaphores chez Gogol et Villiers de l'Isle-Adam.

Chez Gogol : faire naître des personnages secondaires

Un exemple nous est donné dans l'incipit de "la nuit de Noël" (Soirées du Hameau) : si "l'assesseur de Sorotchinstsy" n'apparaît qu'au détour d'une hypothèse vite rejetée, le "maire de Yareskov" en train de danser des "danses Cosaques", puis "un avoué de chef-lieu" font soudain irruption dans le récit, pour aussitôt disparaître, par la vertu d'une comparaison.

Chez Villiers : ?

Un exemple dans «Véra» : "Est-ce que l'âme des violoncelles est emportée dans le cri d'une corde qui se casse ? (p. 19).

Dénonciation de la bêtise

Dénonciation de la bêtise chez Gogol

Dans les Soirées du Hameau

Dans les Nouvelles de Saint-Pétersbourg

Dénonciation de la bêtise chez Villiers de l'Isle-Adam

Dans les Contes Cruels et Nouveaux Contes Cruels

Images d'artistes dans les œuvres.

Voir ci-dessous la comparaison entre "Deux Augures" de Villiers, et un extrait du "Portrait" de Gogol

Trois époques de l'histoire de l'art.

Dans les Soirées du Hameau, il y a peu de figures d'artistes ; seul Vakoula,dans la "Nuit de Noël", correspond vraiment à la définition. C'est un forgeron, mais aussi un peintre, reconnu dans sa communauté. Il est difficile de se faire une idée de son art : tout au plus apprend-on qu'il a représenté son histoire sur les murs de l'église, avec des couleurs brillantes, et qu'il a figuré le Diable avec tant de réalisme qu'il fait peur aux enfants. On peut donc imaginer un artiste naïf, appartenant à la peinture populaire russe.

Dans les Nouvelles de Saint-Pétersbourg, l'art est essentiellement représenté par la peinture, avec plusieurs personnages de peintre :

Chez Villiers de l'Isle-Adam, la peinture n'est guère présente ; autour de 1880, on trouverait de la peinture symboliste et l'impressionnisme. Villiers s'intéresse davantage à la musique (en particulier Wagner, peut-être Debussy) et à la littérature...

L'art comme critique de la société

La place que la société accorde à l'art et aux artistes est une pierre de touche qui permet de la juger.

L'art confronté à la bêtise :

Chez Gogol, on trouve surtout ce thème dans « Le Portrait » : p. 112-113, p. 124-125 on voit l'art confronté à la bêtise du public : le goût du « beau » sujet, du cliché, le mépris pour tout ce qui est travail (un tableau doit être vite fait)... La sottise du public, et le succès que rencontre Tchartkov, finissent par le contaminer, et lui ôter tout talent.

On trouve aussi un portrait satirique de l'écrivain à la fin du « Nez » : même goût de la vraisemblance, du sujet « sérieux »... (p. 232-233)

Chez Villiers, inversion des valeurs dans « Deux Augures » : seul mérite de réussir l'écrivain totalement dépourvu de talent, a fortiori de génie.

L'art confronté au paraître :

satire des « modèles » chez Gogol : ridicule des exigences, des poses... L'art n'a pour les clients qu'une valeur utilitaire : elle doit les mettre, eux, en valeur, donner d'eux une image idéalisée, fût-ce au détriment de la ressemblance ; un tableau doit être "joli", c'est-à-dire conforme à l'image banale et fausse qu'ils se font du beau. Et l'art du peintre, ici, n'a aucune place et se réduit à une pure virtuosité d'exécution.

Satire du public dans « l'Inconnue » : on va aux Italiens pour paraître apprécier la musique. Et les applaudissements n'ont que peu à voir avec une réelle reconnaissance de la musique, et de la valeur de l'interprétation ! Une machine pourrait tout aussi bien remplacer le public – comme dans la "Machine à gloire".

L'art confronté à l'argent :

L'argent devient seule motivation de l'artiste, et le détruit, chez Gogol (le Portrait), comme dans les « Deux Augures », ou la « Machine à gloire »... chez Villiers.

Mais de quel art s'agit-il ?

Si les deux auteurs nous montrent des Artistes confrontés à la société, quel contenu donnent-ils au mot "Art" ?

Dans le "Portrait" de Gogol, nous pouvons nous en faire quelque idée :

Villiers de l'Isle-Adam nous donne fort peu d'indices, en revanche, dans ses Contes.

"Sombre récit, conteur plus sombre" et "le Désir d'être un homme" mettent en scène, l'un, un Narrateur, l'autre un comédien qui, à force de jouer, ou d'analyser des rôles sur un plan purement littéraire, finissent par ne plus rien éprouver réellement, et à confondre le réel et la littérature.

Quant au "Secret de l'ancienne musique", c'est une nouvelle pour le moins ambiguë, où se mêle un hommage à la musique moderne de Wagner, à laquelle la critique réactionnaire ne comprend rien, et l'ancienne musique, dont le vieux virtuose est un représentant. Celui-ci, à la fin, incapable d'accéder à la musique nouvelle, "faite uniquement de silences" et donc injouable, disparaît de la scène, et avec lui cette ancienne musique qu'il incarnait...

Mais en même temps, qui signifie donc cette musique faite de silence ? Est-ce encore de la musique ?

Conclusion

L'Art est donc une valeur commune aux deux écrivains ; chez tous deux, il s'oppose au mercantilisme et à la vulgarité de la société bourgeoise ; mais les artistes sont des êtres fragiles et menacés, extérieurement par les tentations de l'argent, de la gloire, et par le peu de place réservée au véritable talent ; et surtout, intérieurement, par un dessèchement intérieur, et par la confusion entre l'Art et le réel.

Textes comparés

« Une terrible vengeance » (incipit, jusqu'à "l'autre bout de Kiev") / « Véra» de "le comte s'abîmait en des pensées inconnues" à "le cri d'une corde qui se brise" (p. 16-19)

La méthode du commentaire comparé.

Le commentaire comparé se fait suivant une méthode très similaire à celle du commentaire composé – sauf qu'il faut prendre en compte deux textes et non pas un seul. Pour un autre exemple de commentaire comparé, voir ici.

Les deux textes que nous nous proposons de comparer ici sont issus, l'un d'un "conte du Hameau" de Gogol, directement inspiré par le folklore Ukrainien, et qui met en scène des Cosaques, et le Diable en personne ; l'autre des Contes cruels de Villiers de l'Isle-Adam, dans lequel le protagoniste se remémore les premiers temps de sa vie amoureuse avec sa jeune épouse, aujourd'hui décédée. Dans les deux cas, il s'agit donc d'un récit rétrospectif, racontant des événements plus ou moins éloignés dans le temps, apparemment joyeux – tous deux racontent une noce, un mariage, ou du moins le début d'un amour – mais portant en eux l'annonce d'une tragédie.

La problématique semble donc assez transparente : comment le narrateur s'efforce-t-il, dans les deux cas, de créer un horizon de lecture tragique, alors même qu'il raconte un moment heureux ? Et comment s'y prend-il pour donner les informations indispensables au lecteur, susciter un horizon d'attente, dans ces deux textes, dont l'un est un incipit, et l'autre se situe près du début de l'histoire ?

Deux narrateurs nostalgiques

Le narrateur d' « Une terrible vengeance » se fait relativement discret dans cet incipit ; mais l'on discerne sa présence dans les jugements qu'il profère : "on aimait à bien manger au temps jadis..." (l. 4), ou encore "on festoya... comme on ne sait plus le faire de nos jours" ; ce qui transporte l'auditeur dans un passé idéalisé, et crée avec lui une sorte de connivence fondée sur le dénigrement du présent. Il se manifeste encore par ses interventions au présent gnomique : "Mais aussi, peut-il en être autrement, quand on est resté si longtemps en terre étrangère ! Rien n'est pareil, là-bas ; les gens ne sont pas les mêmes, et d'églises chrétiennes, il n'y en a point..."

Ici, le narrateur est étranger à l'histoire qu'il raconte : il en a été le témoin, nullement le protagoniste ; s'il décrit les personnages, dont il semble avoir une connaissance complète (le Zaporogue Mikitka, Danilo Bouroulbach et sa jeune femme...), pour les événements précis, il n'a que le point de vue de la foule : il s'étonne comme les invités de l'absence du père de Catherine, il entend le cri des enfants avant de voir la métamorphose du Cosaque danseur, il partage les interrogations et les rumeurs de la foule...

Dans le même temps, le lecteur est invité à découvrir le cadre de l'histoire qui va nous être racontée :

Inversement, l'extrait de « Véra » est tout entier composé d'un monologue intérieur du Comte d'Athol, le protagoniste : "le comte s'abîmait en des pensées inconnues, il songeait à l'existence passée" (l. 1-2) ; cette présence se marque par des dialogismes ("N'était-ce pas à l'étranger... oui") et une pathétique éparnorthose : "... sa chère morte ? Morte ! non."

L'auteur doit donc à la fois donner les informations indispensables au lecteur – en particulier sur la nature, sensuelle, épicurienne et matérialiste de ce couple, mais aussi sur le temps écoulé (six mois) et produire un monologue intérieur crédible.

Là aussi, l'auteur donne des éléments d'information :

Deux récits d'événements heureux

Dans le récit de Gogol, tous les ingrédients sont en place pour une histoire joyeuse :

La joie est d'une toute autre nature chez Villiers de l'Isle-Adam, mais l'on retrouve la jeunesse, l'insouciance et l'amour :

Deux récits sombrement prémonitoires

Deux jeunes femmes menacées

Dans "Véra", on sait que l'héroïne est condamnée ; dans le récit de Gogol, les nuages semblent s'accumuler sur Catherine :

une annonce différente du malheur

« Le Nez», rencontre avec le Nez, p. 208-201 / « Véra», p. 22-24 : le retour de la morte.

Deux moments-clés du récit

Le surnaturel

Les deux récits nous présentent des phénomènes surnaturels, mais de nature différente (et avec des procédés bien différents).

Récit, dialogue, focalisation

Dans "le Nez", le narrateur (extradiégétique et hétérodiégétique, c'est-à-dire parfaitement étranger au récit) suit exclusivement les déambulations et les questionnements de Kovaliov ; il nous fait partager les inquiétudes et les incompréhensions de son personnage, tandis que tous les autres, y compris le Nez, sont relégués au second plan.

La focalisation est donc interne.

Quant au dialogue, il consiste presque uniquement en un échange de banalités, avec une inadéquation comique entre les paroles (notamment de Kovaliov) et la situation : ce qui semble le déranger le plus dans cette affaire, c'est que l'aventure lui soit arrivée à lui, un major (elle serait plus normale pour une "vendeuse d'oranges" !), et que le Nez ait acquis un rang supérieur au sien ! Quant au Nez, il ne s'étonne même pas de l'énormité de l'assertion ; lui aussi ne connaît qu'une impossibilité, celle liée au rang et à la fonction : "nous appartenons à deux administrations différentes". On est ici au cœur de l'absurde !

Dans Véra, le narrateur (de même statut que dans "Le Nez") intervient tout aussi peu, mais se devine au travers de ses jugements : "des phénomènes singuliers se passaient maintenant, où il devenait difficile de distinguer le point où l'imaginaire et le réel étaient identiques" ; un peu plus loin, il nous dit que le Comte vit "en illuminé". Le narrateur semble donc occuper la position rationnelle, et pencher vers une explication psychologique – ce qui sera démenti par la suite.

La focalisation est également interne, mais double : nous voyons les événements par les yeux du Comte, mais aussi par ceux du Majordome : ce qui renforce le caractère vérique des faits, au détriment de l'explication "rationnelle" apparemment incarnée par le Narrateur.

Là aussi nous trouvons du dialogue, ou plus exactement du discours direct ; car le Comte est seul à parler. "Enfant !" s'adresse à Véra, "puisqu'elle se croit morte" à lui-même ou au majordome, et les deux lignes 35-36 à nouveau à Véra. Nul ne lui répond, et le doute reste entier : est-il en pleine illusion ?

Une visée très différente

L'atmosphère de "Véra" n'a rien de sinistre, au contraire ; Villiers dessine de la jeune morte le portrait d'une femme- enfant (le mot revient deux fois), douce, raffinée, rieuse et tendre.

Pour ce faire, Villiers inscrit le fantastique dans un cadre familier, parmi les éléments d'une vie quotidienne heureuse : musique, baiser, sommeil, bouquet offert, soirée paisible de lecture et de conversation autour d'une tasse de thé... L'ensemble se déroule dans un lieu clos, rassurant, un cocon : la chambre.

À l'inverse, "le Nez" se déroule dans la rue ; loin d'être intégré à la scène, Kovaliov est d'abord un spectateur ahuri ; ensuite, le dialogue, qui n'aboutit pas, n'a pour toute conséquence que de l'exclure : "sur ce, le Nez tourna le dos à Kovaliov...".

Ici, le malaise naît moins de l'incongruité fantastique, que du cadre à la fois banal et inhumain où il surgit : une société où l'on ne se parle pas si l'on appartient à des administrations différentes, où l'individu n'existe que par son uniforme et son grade, où l'on trouve normal que de vieilles mendiantes ou de pauvres vendeuses d'oranges soient victimes de "quolibets" et de toutes les disgrâces ; une société figée, sans compassion, où chacun doit rester "à sa place" : "vous devriez un peu mieux connaître votre place", dit Kovaliov à son nez, après avoir beaucoup hésité à aborder un conseiller d'État !

Conclusion

Les deux textes ont en commun de plonger le lecteur directement dans le fantastique : dans "le Nez" par la rencontre improbable avec un personnage qui ne l'est pas moins, dans "Véra" par la révélation progressive d'une présence. Tous deux aussi nous présentent le surnaturel comme parfaitement normal, intégré sans rupture à la vie quotidienne.

Pourtant tout les oppose : alors que "Véra" est un texte lyrique, célébrant la force et la douceur de la passion amoureuse, "le Nez" est une satire grinçante de la société pétersbourgeoise, peuplée de personnages mécaniques et dépourvus d'humanité.

«Le Nez » / « Véra » : les excipit

Deux excipit de sens opposé.

«Le Nez » : retour à la banalité et à la trivialité quotidienne ; la faille fantastique n’a rien appris aux personnages, qui se retrouvent au point de départ, simplement contents de la fin de cette parenthèse.

« Véra » : une fin ambiguë qui peut signifier le retour à la normale, mais aussi la mort du protagoniste. Elle se déroule en deux temps :

Mais à son tour, cette clé peut avoir une double signification : le Comte retrouvera la paix an acceptant la mort de Véra et en se rendant sur sa tombe... ou il la rejoindra dans la tombe.

Le passage du lyrisme au tragique représente l'acmé du conte.

Deux nouvelles fantastiques

Deux fantastiques différents

Chez Villiers, au contraire, le Surnaturel a une existence positive, au double sens du terme : d'une part, la clé atteste l'existence réelle d'un "Autre monde" : "les idées sont des êtres vivants". La mort, puis la réapparition de Véra sont un cinglant démenti au matérialisme des deux héros, qui au début de la nouvelle ignoraient même la notion de transcendance. D'autre part, il se détache sur une réalité grise, morne et sans intérêt : il représente la vraie vie, pleine de joie et d'émotion, en opposition au "matin banal, grisâtre et pluvieux", qui éteint toute lumière et fait disparaître toute joie.

comparaison 4 : «La Nuit de Noël » / « Véra » ; les excipit

Résolution des intrigues

Féérique et fantastique

Dans la “Nuit de Noël”, les personnages sont de plain pied avec le surnaturel ; le diable a été vaincu, mais il existe bel et bien. La “résurrection” de Vakoula étonne à peine, et le diable fait partie de la vie quotidienne des Ukrainiens.

Inversement, dans "Véra", retour à la normale - c’est-à-dire fin de l’éblouissement : “pâle petit jour d’un matin banal, grisâtre et pluvieux”, les bougies s’éteignent, les fleurs se fanent comme les taches de sang, tout l’éclat de la vie disparaît...
Seul demeure brillant l’objet improbable et surnaturel : la clé. On a vu plus haut combien cet objet était susceptible d’interprétations divergentes. Le fantastique entre donc en opposition avec la vie normale, quotidienne.

«La Perspective Nevsky » / « L'Affichage céleste»

Deux textes non narratifs

Le "Je" érigé en savant

Dans les deux textes, un "Je" se manifeste hautement pour donner une information, ou plutôt une leçon au lecteur.

«La Perspective Nevsky » : une phrase d'introduction qui est une sorte de "captatio beneuolentiae" "Il ne serait pas non plus mauvais de dire..." ; puis une définition du "milieu" de Pirogov : "Il y a des officiers..." (l. 2-5) ; on remarquera le lexique, à cheval entre la sociologie et l'entomologie : "une espèce de classe intermédiaire". S'ensuit une série de remarques au présent gnomique, dessinant une petite scène de genre évidemment itérative entre les "messieurs en question" et les jeunes filles insignifiantes qui leur servent d'auditoire – et parfois de proie.

Après la petite scène de salon, nous aurons droit à une série de verbes au présent qui dessinent l'éthopée intellectuelle de ces jeunes gens : "ils se tiennent..."; "ils aiment...", "ils disent..." ils ne laissent échapper....", "ils aiment"... Mais les deux derniers verbes laissent percevoir la réalité de ces goûts, ou plutôt passions littéraires et théâtrales : "ils finissent par avoir"... et surtout "ils parviennent" ! Il ne s'agissait donc que d'une stratégie pour approcher un "beau parti" et l'épouser, moins par amour bien sûr que par intérêt !

La seconde partie du texte est un portrait : celui d'un individu particulier, on devrait dire d'un "spécimen" de l'espèce préalablement décrite. Pirogov dispose en effet de qualités éminentes : "une foule de talents qui lui appartenaient en propre" (l. 62-63) : il déclame des vers, fait des ronds de fumée, raconte une anecdote parfaitement insignifiante (à tel point même que Gogol renonce à nous en faire part, tant elle est sans doute inintéressante et ressassée...)

Sans transition, nous le voyons tomber dans l'obsession générale de la société russe, celle du "Tchin" (ou "rang"), comme s'il s'agissait aussi d'une qualité de Pirogov ; pire encore, le personnage sombre dans la "mauvaise foi" de manière assez comique.

L'anecdote de l'altercation avec le rond-de-cuir met en lumière à la fois la brutalité de Pirogov à l'égard de ses inférieurs (un vice inhérent à la société russe : voir p. ex. "le Manteau") et son caractère de séducteur impénitent. Enfin, son amour de l'art, et son amitié pour Piskariov, se résument finalement à une arrière-pensée vaniteuse...

quoi qu'il en soit, le Narrateur est ici omniscient, ce qui lui permet d'ironiser sur les "jeunes gens" en général et Pirogov en particulier. Il détaille toutes les habitudes de l'espèce - et les motivations qui les sous-tendent ; il suit Pirogov partout, et dévoile ses pensées les plus secrètes, y compris celles qu'il ne s'avoue pas lui-même.

Ici, le Narrateur observe avec ironie son personnage ; il peut être considéré comme le porte-parole de l'auteur.

Dans « L'Affichage céleste», le Narrateur, ou plutôt l'orateur, offre un discours parfaitement construit, qui témoigne d'une grande connaissance de son sujet :

Les caractéristiques de notre Orateur sautent aux yeux :

Mais son langage est un langage mort, une "langue de bois" :

Les procédés de l'ironie.

Dans «La Perspective Nevsky », l'ironie est patente mais demeure relativement discrète.

Le ton général est distancé, moqueur ; à la satire des sous-officiers répond celle des "pâles jeunes filles", "aussi parfaitement incolores que Pétersbourg et dont certaines sont montées en graine" : cette société, qui singe "le grand monde" ("une table de thé, un piano droit, des sauteries familiales") brille surtout par son effarante médiocrité : les passions littéraires ne sont qu'une stratégie pour "arriver", c'est-à-dire finir par épouser une fille bien dotée ; la politesse et la bonne éducation ne sont que de façade, cachant une brutalité et une vulgarité toujours prêtes à refaire surface ; c'est le règne de l'apparence, où la culture se traduit par des "déclamations" ou des manifestations aussi ostentatoires que bruyantes, où la réussite se traduit par "cabriolet et attelage", et où l'homme n'est plus, finalement, qu' "une brillante épaulette qui scintille sous la lampe" (l. 13-15). L'homme disparaît derrière le détail vestimentaire.

Dans « L'Affichage céleste», l'ironie est si massive, si violente, si constante que le texte devient une véritable déclaration de haine au progrès et à l'idéologie bourgeoise !

Réalisme et dystopie

Gogol et Villiers condamnent les mêmes dérives de leur société respective : l'obsession de l'argent, la prééminence du paraître au détriment de la sincérité et de l'être ; Villiers est à cet égard plus amer encore que Gogol : "La valeur d'un homme est dangereuse, nuisible et plus que secondaire, en politique ; l'essentiel est qu'il ait l'air "digne" aux yeux de ses mandants".

Mais leur technique est différente :

Gogol a recours à la description amusée et distanciée d'un monde réel ; il feint d'admirer ce qu'en réalité il dénonce, les prétendues "qualités" de Pirogov et de ses semblables. Une réalité quelque peu caricaturée, comme en témoigne le jeu sur l'onomastique : "Pirogov" porte un nom dérivé du mot qui signifie "gateau" en russe ; or on sait quel effet la dégustation de deux feuilletés aura sur lui...

Villiers, lui, imagine un monde futur, et crée une véritable anticipation – non sans quelque prémonition : la volonté et la capacité de rentabiliser la totalité de l'univers, y compris les espaces vierges ; l'omniprésence de la "publicité" et de l'image ; et même l'utilisation policière de l'image, avec une terrifiante préfiguration de Big Brother... Et surtout, la puissance de l'image et de la communication en politique !

Mais toute anticipation, pour être crédible, doit s'appuyer sur des éléments familiers au lecteur, et qui appartiennent à son univers actuel : d'où les multiples allusions à l'actualité : inventions de B. Franklin, slogans publicitaires, affaire Lucie de Kaulla, allusions à de récentes élections... L'anticipation n'est jamais que le prolongement, dans l'avenir, d'une logique déjà en cours dans le monde réel.

Conclusion

Si l'ironie est bien présente chez Gogol, elle prend un tour nettement plus insistant, plus violent, chez Villiers. L'on est passé d'une peinture moqueuse et désabusée de la société à une dénonciation virulente d'une idéologie : les procédés se font également moins subtils, plus brutaux – dénués parfois de subtilité ! C'est que le texte de Villiers est une charge, et un texte de combat.

«La Perspective Nevski » (1ère partie) / « L'Inconnue » – Commentaire comparé

Introduction

La rencontre amoureuse figure parmi les thèmes les plus rebattus de la littérature, à toutes les époques ; mais la rencontre qui échoue, qui tourne court, apparaît comme beaucoup plus originale ; dans «La Perspective Nevski », Gogol, écrivain russe de la première moitié du XIXème siècle, met en scène un jeune peintre idéaliste mais pauvre, Piskariov, amoureux d'une femme qu'il croit parfaite, mais qui se révèlera une prostituée ; « L'Inconnue », de Villiers de l'Isle-Adam, montre l'ultime rencontre entre un jeune homme nouvellement arrivé à Paris, Félicien, et une jeune femme aperçue aux Italiens. Là aussi, la réalité se montrera bien différente de ce que le héros avait imaginé, et la relation amoureuse ne pourra s'accomplir.

Nous montrerons tout d'abord comment les deux auteurs mettent en scène cette terrible déception, grâce à un récit entremêlé de dialogues ; puis nous verrons que, si l'image que les narrateurs donnent des personnages, s'oppose dans les deux nouvelles, dans les deux cas, l'impasse amoureuse résulte d'un échec du discours amoureux.

Deux jeunes gens en quête de la Femme idéale

Les deux protagonistes présentent des traits similaires :

Tous deux sont extrêmement jeunes ; le peintre Piskariov est dès le début de la nouvelle présenté comme timide et pauvre, sans grande expérience de l'amour. Le comte Félicien de la Vierge, quant à lui, vient d'arriver à Paris ; le début du texte qui nous occupe le présente comme "un enfant qui adore".

Cette jeunesse et cette inexpérience expliquent la rapidité et la violence du coup de foudre qu'ils subissent: un seul regard a suffi pour qu'ils s'attachent à une femme à peine aperçue, l'une sur la Promenade Nevsky, l'autre aux Italiens, deux hauts lieux de la vie mondaine, à Saint-Pétersbourg et à Paris.

Dans les deux textes, nos héros vont à la rencontre de la femme aimée, pour un dialogue décisif : pour Félicien, c'est le moment de la déclaration ("Mon Dieu, mais comme je vous aime !") ; Piskariov, quant à lui, est décidé à tirer sa belle inconnue de la débauche où elle est tombée, et à lui proposer le mariage.

Les deux jeune gens se trouvent dans un état d'émotion intense.

Dès le début de chaque texte, les jeunes hommes sont en proie à l'émotion, qui leur ôte en partie leurs moyens : Piskariov, déjà essoufflé par sa course dans l'escalier "fut pris d'un tremblement ; ses jambes se dérobaient sous lui, emporté qu'il était dans une rafale de joie" ; quant à Félicien, le désir fiévreux de l'étreindre, de l'emporter, de se perdre en son baiser" provoque un vertige "qui lui ôtait la faculté de parler".

C'est que tous deux croient avoir trouvé la femme idéale, "Son idéal, l'image qu'il portait secrètement en lui, l'original des tableaux de ses rêves, celle par laquelle il vivait, d'une vie si douloureuse, si souffrante, si douce" ; les mêmes mots pourraient définir ce que Félicien éprouve pour son inconnue.

Cependant, si le narrateur de « L'Inconnue » semble partager l'admiration et l'estime de Félicien pour la jeune femme, il n'est est pas de même chez Gogol. Celui-ci va en effet multiplier les restrictions dans sa description de la prostituée, qui sont peut-être les étapes d'une prise de conscience que Piskariov refuse encore de s'avouer :

"Elle était devant lui toujours aussi belle, bien que ses yeux fussent ensommeillés, bien qu' un peu de pâleur marquât son visage déjà moins frais... Oui, elle était toujours aussi belle quand même."

Le déroulement même de la scène est similaire.

Dans les deux cas, Piskariov et Félicien se retrouvent face à face avec la femme aimée, après l'avoir recherchée ou suivie ; dans les deux cas, malgré l'émotion qui les étreint, ils parviennent presque au terme de leur dessein, en prenant chacun l'initiative : Piskariov vient trouver la jeune femme chez elle, Félicien l'entraîne dans un jardin. Et, dans les deux cas, c'est une parole de la femme qui va rompre l'enchantement...

La mise en scène de la désillusion

La désillusion n'en sera que plus brutale.

Les deux héros pourraient reprendre à leur compte ce mot du Narrateur (à moins qu'il ne s'agisse d'une réflexion intérieure de Piskariov) : "Oh ! mieux eût valu qu'elle ne dît rien, qu'elle fût même privée de l'usage de la parole, plutôt que de parler ainsi !" ; mais la situation est diamétralement opposée.

Chez Gogol, la parole de la jeune femme intervient immédiatement après l'entrée de Piskariov, et le regard qu'il a jeté sur elle, avec cette volonté pathétique de la trouver "toujours aussi belle, quand même" ; c'est un discours à la fois anodin et trivial, où elle révèle sans y prêter attention sa véritable nature : c'est une débauchée, peut-être même une ivrogne... et qui semble trouver cela parfaitement naturel !

A l'inverse, l' Inconnue de Villiers témoigne, par ses paroles, à la fois de sa noblesse – elle s'exprime dans un registre soutenu – et de sa conscience aigue du tragique de la situation ; elle est lucide, et comprend bien avant Félicien que la situation est sans issue. Tout le passage (l. 8 à 13) est marqué par le lexique de la tragédie : "voix amère et désespérée", "souffrance qui me tue", "je meurs"... Les anaphores ("Je ne vous entends pas !"), les exclamations, les questions, l'aposiopèse renforcent le pathétique de ce discours.

Face à cette révélation, les deux héros vont réagir de manière assez similaire, par une tentative désespérée de refuser la réalité :

Après un moment de "froide stupeur" et de bouleversement total, par deux fois, Félicien tente d'argumenter : et chaque tentative l'enfonce un peu plus dans cette situation désespérante. La première objection porte sur le fait qu'aux Italiens, elle semblait entendre la musique ; la jeune femme révèle alors la réalité de la comédie sociale, où, s'ils ne sont pas produits par une "machine à gloire", les applaudissements ne témoignent pas pour autant d'une connaissance authentique de la musique.

La seconde est pire encore : elle lui apprend que son propre discours, qu'il croyait pourtant sincère et spontané, n'est rien d'autre qu'une "récitation", une série de clichés parfaitement prévisibles... L'obstacle à l'amour vient donc moins, peut-être, de la surdité de la femme, que de sa propre aphasie !

De la même façon, Piskariov, d'abord abattu par la révélation de la vulgarité et de la débauche de son aimée ("Il se laissa tomber défaillant sur une chaise, et il la regardait"), va tenter à tout prix et sans y croire vraiment ("malgré tout", l. 29-30) de poursuivre son dessein : "Pourtant, s'armant de résolution, il décida d'essayer malgré tout si ses objurgations feraient effet sur elle".

Mais cette tentative est vouée à l'échec, et malicieusement, le narrateur suggère qu'elle est même quelque peu ridicule : les termes d' "objurgations", de "longue et édifiante exhortation" suggèrent que le discours, totalement inapproprié à sa destinataire, doit surtout lui sembler assommant ; lui-même est qualifié de "prédicateur novice"...

Si la réaction des personnages masculins est assez similaire, celle de la femme est diamétralement opposée : alors que l'Inconnue de Villiers prenait la peine de répondre calmement à son interlocuteur, et de lui expliquer, très pédagogiquement, de quelle illusion il était victime, chez Gogol, en revanche, la femme (redoublée par une compagne), se contente de trouver le discours du jeune homme "inattendu et bizarre" dans un premier temps, puis amusant (elle échange avec son amie un sourire de connivence), et finalement tellement ridicule que cela ne mérite qu'une grossière raillerie ; à aucun moment elle ne fait le moindre pas vers lui.

L'échec du discours amoureux.

Dans les deux textes, c'est le discours amoureux qui est mis en échec.

Chez Villiers, l'on se trouve face à un paradoxe : tant que le discours du jeune homme demeure convenu, banal, tant qu'il s'agit d'un discours figé qui est la langue de tous, alors la jeune femme peut le deviner, et l'illusion d'un véritable dialogue demeure. Mais il ne s'agit que d'une illusion, fondée sur le caractère stéréotypé et prévisible du cliché, et des mimiques qui l'accompagnent. "Vos paroles ne sont nouvelles que pour vous... vous récitez un dialogue... Il est pour moi toujours le même... Les circonstances dictent toujours les mêmes paroles et ... le visage s'harmonise toujours un peu avec elles". Au contraire, si le héros parvenait à une parole vraie, c'est-à-dire originale, alors il serait littéralement inaudible : "je n'entends pas les battements de votre cœur !"

Chez Villiers, il n'y a donc pas de dialogue amoureux possible, alors même que les deux amants aspirent à une vérité du langage et des sentiments. L'impasse est totale.

Chez Gogol, la situation est encore plus grave, car il n'y a même pas d'aspiration commune aux deux jeunes gens ; le discours du jeune homme se heurte à la surdité, morale cette fois, de la jeune femme, dont la beauté ne recouvre qu'un vide intérieur.

De l'idéal qu'il a rêvé, il ne reste qu'une apparence dégradée ; et le discours moral qu'il lui adresse ne rencontre que la "surprise" que provoque un spectacle incongru, et finalement le mépris le plus total ; Piskariov et la prostituée n'ont en commun aucune valeur morale, aucune aspiration. La seule mention du "travail", valeur cardinale du peintre (et de Gogol !) suffit à la révulser.

Dans ces conditions, le discours ne peut qu'échouer, se heurter à un "front du refus" matérialisé par les sarcasmes de l'amie. Pour comble de mépris, la jeune femme laisse symboliquement la parole à sa compagne, se contentant d'un rire insultant qui condamne irrémédiablement le jeune homme.

Conclusion.

Dans les deux nouvelles de Gogol et Villiers de l'Isle-Adam, la situation initiale était semblable : un jeune homme retrouvait la femme aimée et pouvait enfin lui parler franchement. Le dénouement est également identique : dans les deux cas, le discours amoureux s'est heurté à une fin de non-recevoir.

Mais le cœur du récit est exactement opposé : alors que la parole de l'Inconnue sourde témoigne d'une exigence morale sans faille, d'une lucidité et d'un courage qui font d'elle une authentique héroïne tragique, prête à se sacrifier pour ne pas infliger à son amant une liaison fondée sur l'illusion et le mensonge, chaque mot de la prostituée de Saint-Pétersbourg montre au contraire sa bassesse morale, son acceptation tranquille de la débauche et de l'infamie, et son mépris pour tout idéal moral.

Les deux héros se voient condamnés ; mais l'un, encore quasi aphasique, ou du moins limité à un langage fait de lieux communs, ne pourrait accéder à un amour idéal qu'en devenant inaudible pour la femme aimée ; l'autre, déjà pourvu d'un tel langage, mais incapable d'en percevoir l'inadéquation à sa destinataire, et partant le ridicule, ne parvient qu'à se faire bafouer.

Devant l'écroulement de leur rêve, tous deux réagiront de manière semblable : l'un sortira de la vie, symboliquement, en s'enfermant dans son château, et l'autre, plus radicalement, par le suicide.

Les deux textes expriment une vision assez désespérée des rapports humains, qui ne sont finalement pour les deux auteurs, trop souvent, que dialogues de sourds.

Comparaison 7 : "le Portrait" de Gogol / "Deux Augures" de Villiers

Les deux textes que nous nous proposons ici de comparer portent tous deux sur l'Art ; le premier montre comment un peintre de talent, Tchartkov, se laisse progressivement circonvenir et dégrader par le succès, et finit par renier son art ; le second met en scène un jeune homme, qui se dit dépourvu de tout talent littéraire, et un directeur de journal ravi de rencontrer enfin cette "perle rare".
Les deux textes montrent l'Art (littérature, peinture) aux prises avec les valeurs mercantiles et la bêtise de la société bourgeoise, représentées dans l'un par la clientèle huppée du peintre, dans l'autre par la presse ; dans les deux cas, un artiste ne peut prétendre s'intégrer, et obtenir un niveau de vie décent, qu'en renonçant à toute forme de talent et d'originalité.

Deux textes de nature différente

Le texte de Gogol est un récit, qui raconte une métamorphose relativement lente de son personnage : Tchartkov a dû renoncer à toute originalité pour satisfaire une dame qui lui avait commandé le portrait de sa fille ; or ce tableau, banal, remporte un succès éclatant et lui amène une clientèle nombreuse. Gogol insiste sur la durée de la métamorphose : après un premier succès et l'afflux soudain de commandes (l. 6, "soudain"), il comprend peu à peu ce qu'on attend de lui : "Tchartkov comprit que, dans ces conditions, il ne pouvait rechercher le fini" (l. 15-16) ; plus tard, nouveau renoncement : "Bientôt il comprit de quoi il retournait et cessa de se mettre martel en tête" (l. 48-50)... Cette fois, il abandonne jusqu'au choix de ses motifs ! La métamorphose s'achève alors : "Tchartkov devint alors un peintre à la mode [...] Il portait maintenant des jugements tranchants... ; la métamorphose est achevée lorsqu'il prend la parole, lorsqu'il reprend à son compte les discours ambiants. Il a alors totalement rejoint ceux qu'il méprisait tant lorsqu'il était pauvre et indépendant !

Si la caractéristique principale du récit de Gogol est la progressivité, la nature évidemment théâtrale de celui de Villiers permet de nous montrer un "instantané" : le dialogue entre le directeur de journal et le futur chroniqueur, ou feuilletonniste, montre l'inversion des valeurs déjà achevée, déjà intégrée par les deux protagonistes, et en particulier par l'écrivain. Nous assistons à la scène, dans laquelle le dialogue est entrecoupé de didascalies : "soubresaut du directeur", l. 10, ou encore "Un silence" (l. 15). Le jeune homme, qui présente toutes les apparences d'un jeune poète, a intégralement adopté les valeurs du directeur, c'est-à-dire du public.

En somme, Gogol, en auteur réaliste, nous décrit les ravages de la soumission au public, et du renoncement de l'artiste à soi-même, ce qui se produit sur le long terme. En nous montrant l'inversion des valeurs déjà réalisée, Villiers crée une dystopie, un monde imaginaire mais qui est le reflet exact du nôtre, la conséquence ultime de l'évolution dépeinte par Gogol. Mais chez ce dernier, il reste des artistes ; il est finalement moins pessimiste que Villiers.

Une satire violente

Chez Gogol, la théâtralité réapparaît dans de petites scènes comiques mettant au prise le peintre et ses clients : les poses ridicules des femmes, les mimiques des hommes dessinent autant de tableautins grotesques, où défilent tous les clichés de l'époque : fausse mélancolie d'un romantisme mal digéré, canons de beauté ridicules (il faut avoir la bouche petite !), figures mythologiques rebattues (Mars !) : toutes les vanités se sont donné rendez-vous chez le malheureux artiste ! La répétition donne l'impression d'un travail à la chaîne, où l'artiste se soumet aux caprices les plus extravagants de ses modèles, sans même chercher à les conseiller.

Même soumission aux désirs de la foule chez le directeur de journal et le littérateur : ici la vertu cardinale est, paradoxalement, l'absence radicale de talent, que Villiers s'amuse à décrire avec un luxe d'oxymores : "une absence de talent magistrale", une niaiserie d'idées et une trivialité de style de premier ordre, une plume banale par excellence". Ici, c'est le vide, le nul, le creux qui deviennent des vertus positives, le talent n'étant qu'un défaut, une tare dont personne n'est totalement exempt : "ne nous surfaisons pas"...

En littérature comme en peinture, nos deux auteurs dénoncent donc la soumission aux goûts dépravés du public, le renoncement à tout travail et à toute vérité, et surtout à toute originalité : en un mot, ils condamnent l'académisme.

Un portrait en creux de l'art véritable

Villiers n'est pas un théoricien, et l'on aurait peine à trouver dans l'ensemble de son œuvre un exposé clair et cohérent de ses conceptions littéraires et dramatiques. Ici, il faut donc chercher dans la double description du jeune littérateur sans talent, et de son contraire, le garçon de salle atteint de cette maladie, ce que peut être le véritable artiste.

La première qualité de l'écrivain talentueux serait probablement une connaissance profonde de la littérature – tout comme chez Gogol, le véritable peintre se doit de posséder sur le bout du doigt Raphaël et ses prédécesseurs.

NB : Quand Gogol parle des "préraphaélites", il fait allusion aux "primitifs italiens", et non à l'école anglaise de Rossetti et Burne-Jones, postérieure à sa mort.

Mais l'essentiel se trouve dans la citation suivante : "Je suis un terne et suffisant grimaud, doué d'une niaiserie d'idées et d'une trivialité de style de premier ordre, une plume banale par excellence" : elle signifie que le talent se manifeste, pour Villiers,

Gogol, quant à lui, est plus explicite. Nous comprenons quelle est sa conception de l'art par les renoncements successifs de Tchartkov.

Conclusion

Pour les deux auteurs, la tyrannie de la mode, du public, de l'argent aboutissent à une inversion des valeurs. Tout ce qui fait l'art véritable, la qualité de la pensée, l'originalité de la conception, le souci de la vérité, le travail surtout est considéré comme inutile, nuisible même, voire à la limite pathologique ; seule compte une production facile à faire et facile à apprécier, qui flatte le goût du public sans jamais chercher à le former...

En dépeignant les ravages de la mode sur la peinture mondaine, en anticipant sur la vogue d'une sous-littérature, Gogol et Villiers ont à la fois donné une image bien pessimiste de leur temps... et quelque peu dépeint, avec prémonition, le nôtre !