Extrait de l'œuvre
Un hiver en Alaska
Le narrateur, trahi par la femme qui partageait sa vie, est parti passer neuf mois à l'université de Collège, en Alaska (USA).
Que ces neuf mois contrastent avec le reste de ma vie, j'en vois encore la preuve dans cette conviction qui, là-bas, se substitua à mon indécision et à mes atermoiements habituels. Mon séjour en Alaska m'avait rempli d'une certitude qui, pour s'être révélée temporaire, n'en fut pas moins totale. La proximité du cercle polaire m'avait révélé l'absurdité de la grande ville. Peut-être cette illumination rousseauiste était-elle en partie destinée à me persuader du bien-fondé de mon exil. J'avais quitté Port-Cros sur un coup de tête. Déçu, ulcéré, j'avais fui Paris pour rompre avec le passé, misant sur la toundra, la chasse au caribou, les aurores boréales. Trahi par l'amie qui depuis deux ans m'était devenue plus chère que tout au monde, j'allais mettre entre elle et moi la plus grande distance possible. Dans ces jours qui précédèrent mon départ, pour me donner un avant-goût de mon refuge, je m'étais rendu au pavillon américain de la Cité universitaire dans l'espoir d'y rencontrer une étudiante originaire d'Anchorage ou de Juneau. N'en ayant trouvé aucune, j'avais vu deux fois "Nanouk l'Esquimau", de Flaherty, qu'on projetait au Champolion. L'Alaska lointain et inhospitalier assurerait mon déconditionnement. Peut-être y ferais-je fortune ? Je me voyais dans l'immensité des neiges comme une sorte de chercheur d'or d'un genre nouveau.
Or le changement n'est pas aussi immédiat que le dépaysement. Tant qu'il fait jour, du moins, subsiste une vague notion du calendrier. C'est plutôt de dédoublement qu'il faudrait alors parler. Vous avez beau fuir aux antipodes, les traits du dimanche ne vous lâchent pas de sitôt. En ce mois de septembre, ils affleuraient aux pentes roses des glaciers de l'Alaska Range. Or si cette coloration fait rêver (car elle est due aux pollens africains que ces gigantesques masses aspirent et fixent sur leurs flancs), la cloche du temple appelant les fidèles à l'office ravive l'écho lointain de souvenirs confus mais indélébiles.
Eugène Nicole, "Alaska", Éditions de l'Olivier, 2007, p. 38-39.