Texte d'étude
Conversation avec un père de famille
Le narrateur, un écrivain en peine d'inspiration, reçoit régulièrement la visite d'Adel, un adolescent perturbé. Ici, il rencontre Si Mahmoud, le père d'Adel...
"Vous voyez ces immeubles au bout de la rue ? Mon appartement est en plein dedans, au troisième étage, ses fenêtres donnent sur l'arrière, une cour tranquille qui sent la nourriture." Son visage se fit rêveur. "j'aime les odeurs de nourriture, souvent je m'installe au balcon, pour les humer, comme les fenêtres des cuisines restent ouvertes, les odeurs voyagent dans l'immeuble." Il leva sur moi un œil curieux :
"Vous aimez manger ?
– La nourriture n'est pas mon occupation essentielle.
– Vous n'êtes pas malade, au moins ?" fit l'homme compatissant.
Je ris doucement. "Je ne me plains de rien... pour l'instant."
Si Mahmoud fronça les sourcils, son regard s'en alla et il se tut. Nous revînmes à pas lents vers la table que le garçon avait desservie. Mon compagnon commanda une autre bière puis se prit la tête entre les mains ; j'allumai une cigarette.
Lorsqu'il se mit à parler, sa voix était hésitante comme s'il cherchait des mots qu'il ne connaissait pas. "Avec mes enfants j'ai toujours fait ce qu'il fallait, j'ai fourni le nécessaire et puis les gadgets, pour qu'ils soient contents. À chaque fois que l'un d'eux trouvait du travail, j'éprouvais un sentiment de victoire. Pourtant, depuis quelques mois tout vacille, je ne sais pas si j'ai bien fait, je ne sais plus où j'en suis ; la nuit, je dors mal, je me réveille en sursaut couvert de sueur, des rêves étranges me hantent."
Je me penchai vers lui. "Que vous arrive-t-il ?" Ma question était inutile, je savais ce qu'il allait dire, c'était juste une perche que je tendais, une aide à parler, la seule que je puisse lui offrir. Il ne répondit pas, pour lui je demeurais un inconnu. Les bières partagées avaient créé une familiarité sans chaleur, une solitude à deux.
Azza Filali, "L'Heure du cru", éditions Elyzad, Tunis, 2009, p. 70-72.