Modèles et statuts des modèles dans l'enseignement et la formation des
enseignants
A. Marchive et
B. Sarrazy - © 2008-2009 DCAM
-
Université V. Segalen
Bordeaux 2
La formation des maîtres fut une préoccupation constante des fondateurs de l’enseignement primaire et ce, bien avant que celui-ci ne soit obligatoire. Les premières écoles normales apparaissent avant la loi Falloux (1833) et la loi de 1879 renouvelle l’obligation de création d’une école normale d’instituteurs et d’une école normale d’institutrice dans chaque département. Jules Ferry et Ferdinand Buisson donneront à la formation des instituteurs une organisation durable en officialisant la création des écoles annexes et d’application par décret du 18 janvier 1887.
Ce décret sera modifié et complété par le décret du 6 juin 1946, stipulant
que «
Les élèves-maîtres et les élèves-maîtresses s’exercent à la pratique de
l’enseignement :
1. Dans les écoles annexes instituées obligatoirement auprès des écoles normales
et qui constituent des centres permanents d’expériences pédagogiques ;
2. Dans les classes d’application choisies par l’inspecteur d’académie dans les
écoles du département et où seront organisés les différents stages de formation
professionnelle ».
Les maîtres de ces classes sont recrutés en fonction de leur valeur professionnelle et technique, et si l’on en croit la circulaire du 7 mars 1946, « Il est évident que ces maîtres doivent être d’excellents éducateurs ». Ces « maîtres d’application », seront chargés d’accueillir les élèves-maîtres et tout particulièrement, de procéder devant eux, à des « leçons modèles », dont on espère bien évidemment qu’elles seront imitées par les stagiaires, non seulement dans des « leçons d’essai » au cours du stage, mais plus tard, lorsqu’ils seront en charge d’une classe. Comme le souligne Pelpel, « La notion d’application (école, classe, maître… d’application) ne devient intelligible que par rapport à une norme, un modèle agréé de fonctionnement pédagogique qu’il s’agit d’une part de mettre en place vis-à-vis de ses propres élèves, et, d’autre part de proposer comme modèle à reproduire aux enseignants en formation » (1996, 71)[1]. La réflexion sur la formation des professeurs de l’enseignement secondaire dans les CPR (Centres pédagogiques régionaux créés par décret du 17 avril 1952) conduit également à proposer au stagiaire des « leçons modèles » effectuées par les conseillers et destinées à être critiquées afin d’aider le stagiaire « à prendre conscience de ses propres méthodes » (cité par Terral, 1997, 45). Une pratique qui n’est pas absente non plus des ENNA (Ecoles normales nationales d’apprentissage, créées en 1946) dont la caractéristique principale dans les analyses de leçons sont « au mieux des modèles pédagogiques de référence (…) ; au pire une pédagogie du modèle imposé » (Terral, id., 65).
On peur penser que la place centrale occupée par le modèle empirique dans la formation des enseignants n’est pas sans lien avec l’importance accordée au modèle et à l’imitation dans les pratiques d’enseignement elles-mêmes. Il n’est pas exagéré de parler de « culture du modèle » dans la formation des enseignants dans les Ecoles Normales. Alain est celui qui incarne le mieux la défense d’une éducation fondée sur l’imitation et sur le culte du modèle que représentent les œuvres des « Grands Hommes » : « Il n’est qu’une méthode pour inventer qui est d’imiter. Il n’est qu’une méthode pour bien penser, qui est de continuer quelque pensée ancienne et éprouvée » (Alain, 1990, 136)[2]. Il suffit de paraphraser ces propos et de les appliquer au domaine de la formation pour retrouver le discours de la formation par l’exemple : « Il n’est qu’une bonne méthode pour bien enseigner, qui est d’imiter les pratiques des anciens dont les méthodes ont largement fait leurs preuves ». Mais de la même façon que dans l’enseignement Alain ne détache pas l’imitation de l’action et en fait la condition de l’invention et de l’apprentissage, dans la formation, l’imitation du modèle ne saurait être coupée de l’action et la « leçon modèle » s’accompagne toujours de la « leçon d’essai » effectuée par l’élève-maître. Si cette dernière est souvent jugée à l’aulne de sa conformité au modèle, c’est la capacité à inventer et à s’émanciper du modèle qui n’en devrait pas moins rester le but ultime de la formation.
On aurait tort toutefois, de limiter cette influence aux seuls savoir-faire et de ne pas reconnaître la fonction morale et idéologique du « modèle » dans cette formation. On pourrait reprendre à cet égard les propos de Bourdoncle concernant ce qu’il nomme le « modèle charismatique » de la formation professionnelle et des relations entre le maître et l’apprenti : « Cette forme de transmission artisanale et très ancienne non seulement permet, par imitation du maître, l’acquisition des gestes techniques et des savoirs pratiques, mais aussi favorise, par identification, l’adhésion aux valeurs spécifiques du milieu professionnel » (1990, 59). Le « modèle empirique » a bien une dimension pragmatique, de formation pratique au métier d’enseignant ; mais il a aussi une fonction idéologique, de transmission et d’incorporation des valeurs.
L’apparition des « conseillers pédagogiques », dans les années 60, puis la création du certificat d’aptitude à l’enseignement dans les écoles annexes et d’application (CAEAA) en 1962 ne va pas supprimer les leçons modèles, mais va progressivement faire évoluer le rôle de l’enseignant vers celui de formateur. Cette évolution sera consacrée en 1973 par l’unification de la fonction sous l’appellation de « maître-formateur » dont la double compétence de maître et de formateur sera consacrée par la création du CAFIMF (certificat d’aptitude aux fonctions de maître formateur) en 1985. Ce concours devra permettre de choisir « parmi les candidats, ceux qui peuvent allier à leur qualité d’enseignants des qualités de formateur d’adulte et d’animateurs pédagogiques ». Cette évolution sanctionne un nouveau modèle de formation, où la démonstration et l’imitation sont insuffisantes, et laissent la place au conseil, à l’aide, à l’information, mais aussi au contrôle et à l’évaluation. Comme le soulignera un peu plus tard Pelpel, « pour de multiples raisons, le modèle purement empirique de la formation a fait son temps : il s’agit pas seulement pour le stagiaire de vivre une expérience, ni de reproduire, par imitation, les modèles auxquels il est confronté. Par voie de conséquence, il ne suffit pas non plus pour le professionnel de montrer son expérience, quelle que soit sa qualité intrinsèque. Il doit aussi prendre en charge, vis-à-vis du stagiaire un certain nombre de rôles nouveaux pour l’aider à se former. […] En fait on lui demande d’être non seulement enseignant, mais aussi formateur, plus particulièrement formateur d’adultes » (Pelpel, 1991, 10)[3].
On retrouve cette évolution vers une professionnalisation de la formation enseignante à tous les niveaux de l’enseignement et si la référence au modèle empirique perdure (la leçon modèle est encore pratiquée), la culture « Ecole Normale » va progressivement s’effriter avec entre autres, la suppression de l’internat (1969) et la fin effective du recrutement post-troisième (1977). Parallèlement les savoirs de référence vont évoluer et si la philosophie et la psychologie occupent toujours une place importante dans la formation, on va voir aussi apparaître et se développer la sociologie de l’éducation et la psycho-pédagogie. La création en 1967 des premières chaires de « Sciences de l’éducation » et l’apparition des didactiques dans les années 70 vont renforcer cette évolution vers une nouvelle conception de la formation des maîtres, plus orientée vers les modèles théoriques et les acquis de la recherche[4].
Cette tentative de redéfinition de la formation des enseignants, commencée avec le Colloque d’Amiens en 1968 et poursuivie jusqu’au rapport Bancel en 1989 et la création des IUFM s’accompagne d’une remise en cause de la notion de modèle dont on trouve des traces dans la définition de la fonction de formateur, comme nous l’avons vu plus haut, mais aussi dans l’interrogation sur la notion de modèle elle-même : celui-ci devient de moins en moins accepté, tant du côté du formé, qui refuse de se conformer, que du côté du formateur, qui revendique d’autant plus sa perfectibilité que la massification du système scolaire lui pose des problèmes auxquels il n’est pas toujours en mesure de répondre. On retrouve cette interrogation sur le rôle du modèle dans l’enseignement chez Snyders (1975) pour qui il s’agit moins de renoncer aux modèles que de découvrir de nouveaux modèles, qui soient « présents » et en prise directe avec le monde. Défense du modèle empirique donc, mais d’un modèle qui n’implique pas une adhésion aveugle et favorise l’émancipation. Même sentiment chez Gusdorf, qui s’interroge sur la relation maître-disciple et pour qui, quel que soit son charisme, « le maître ne saurait donc être un modèle sur lequel l’élève règlerait son comportement matériel et intellectuel » (1966, 194).
La création des IUFM, décidée par la loi d’orientation de 1989 et mise en œuvre à titre expérimental dans trois académies, est généralisée en 1991. L’objectif n’est pas seulement de créer un nouveau statut et d’unifier le corps enseignant, il est de professionnaliser la formation et, comme le souligne Prost (1999), de modifier l’image et le métier lui-même. Le rapport Bancel (1989), qui avait précédé et préparé la création des IUFM insiste sur cette dimension de préparation aux métiers de l’enseignement. Il s’agit de « faire acquérir aux futurs enseignants un solide savoir universitaire au contact des lieux où s’élabore ce savoir, et des compétences correspondant véritablement aux activités concrètes qu’ils devront assumer dans les divers établissements où ils seront affectés ».
Ces compétences, centrées sur l’élève et sur la gestion des apprentissages délimitent une « professionnalité globale » commune à tous les professeurs. Il y aurait donc un savoir de l’enseignant, ou plutôt des savoirs professionnels spécialisés, identifiés, dont l’acquisition serait garante d’une certaine rationalité technique et d’une plus grande efficacité de la pratique enseignante.
Certaines conceptions de l’usage des productions des didactiques sont sans doute à l’origine de l’usage pléthorique de la notion de modèle dans les discours sur l’enseignement. Cet usage, pas toujours contrôlé, a souvent dérivé de l’élaboration d’un modèle au service de l’analyse et de la compréhension des phénomènes d’apprentissage et/ou d’enseignement, à l’utilisation de celui-ci comme objet d’enseignement, au service de la conception et la programmation des activités d’enseignement. Il n’empêche que l’on ne peut manquer de s’interroger sur l’importance du phénomène et de se demander si la professionnalisation de la formation ou la « didactification » des enseignements sont bien les seuls responsables de cette évolution.
Je fais l’hypothèse que si les « nouveaux modèles » (i.e. les modèles scientifiques) occupent une telle place aujourd’hui, c’est que l’école avait déjà une « culture du modèle ». La fin des modèles que nous avons qualifié d’empiriques (où le modèle est dans l’action) a permis et peut-être favorisé l’arrivée de nouveaux modèles, « théoriques » ceux-là, où le modèle se distingue de l’action, où il précède l’action et devient même la condition de l’action.
En didactique du français, le modèle de Hayes et Flower, dominant dans le début des années 90, supposé rendre compte de l’activité d’écriture et des diverses opérations intervenant dans la rédaction d’un texte (planification, mise en texte, révision), va non seulement servir de base à l’analyse des situations pédagogiques, mais constituer un modèle de base pour concevoir et programmer des activités d’enseignement (Garcia-Debanc, 1990 ; Mas, 1991). Dans cette « fièvre modélisatrice » dont Dabène (1995) rapporte les principales étapes, certains vont tracer les contours d’une « pédagogie scientifique du français » (Romian, 1979), alors que d’autres vont analyser le récit et sa construction du point de vue de la psychologie cognitive (Fayol, 1994), s’efforcer de « construire un modèle psychologique de l’activité langagière » (Schneuwly, 1988), proposer « une didactique cognitive de la compétence scripturale » (Dabène, 1991), ou encore un « modèle cognitif de la didactique du français » (Brassart, 1990). Dans tous les cas, ces modèles vont largement influencer voire directement inspirer des manuels de français à l’usage des enseignants.
On retrouve le même engouement pour les modélisations dans le champ de la didactique des mathématiques, qu’il s’agisse de comprendre « comment les enfants apprennent à calculer » (Brissiaud, 1989), de proposer une « théorie des champs conceptuels » (Vergnaud, 1990), de s’interroger sur les représentations, les conceptions et les compétences des élèves dans l’enseignement secondaire (Bodin, 1992) ou plus prosaïquement, de présenter les « apprentissages mathématiques à l’école élémentaire » dans les livres du maître (Ermel, Math et calcul, Objectif calcul, etc.). La référence à la psychologie de l’enfant (Piaget, Vygotsky, Bruner) et à la psychologie cognitive et à l’éducation cognitive (Loarer, 1998) et de manière générale au traitement de l’information, sont omniprésentes et constituent les cadres de pensée et les fondements des modèles de l’activité en mathématiques, qu’il s’agisse de l’activité d’apprentissage de l’élève (Fayol, 1990) ou de l’activité du professeur, en particulier de l’enseignant expert (Tochon, 1993). La plupart de ces travaux prennent pour référence des modèles exogènes aux mathématiques et aux activités mathématiques elles-mêmes[5]. Peu d’entre eux s’efforceront de construire des modèles ad hoc, à partir des situations d’enseignement. C’est le cas des travaux fondateurs de Brousseau, dont nous analysons certains aspects ci-dessous.
Dans un court article où il présente « Quelques étapes de la construction des modèles » en Didactique du français, Michel Dabène (1995) rappelle que la didactique du français (FLM) n’a émergé que tardivement avec la tentative de théorisation d’Hélène Romian dans son ouvrage Pour une pédagogie scientifique du français (1979). Elle n’apparaît de façon explicite qu’en 1983 au colloque de l’INRP à Sèvres ou l’on retrouve les principaux acteurs de la future Association internationale pour le développement de la recherche en didactique du français langue maternelle (1986). Pour Dabène ce « retard » par rapport à d’autres disciplines (la didactique apparaît dans les années 70 avec Brousseau en maths, dans les années 72 en didactique des langues et du FLE) est dû à la prédominance dans un autre domaine (le FLE) d’une prédominance de la linguistique appliquée et d’une crainte d’une dérive techniciste (linguistique structurale, usage de l’audiovisuel, etc.) de l’apprentissage du FLM.
La DFLM se constitue dans les années 80 (le terme de didactique apparaît en 1981 dans une brochure de l’INRP mais il faut attendre 1985 pour le voir apparaître sous sa forme adjectivée : « Approches didactiques de la reproduction d’un écrit fonctionnel », Pratiques, n° 48, 1985). L’apparition puis la diffusion du mot est bien un indicateur de l’émergence et de l’implantation d’une nouvelle manière de concevoir l’enseignement du français). C’est toutefois seulement dans les années 90 que vont être développés des modèles formalisés mais encore très généraux : Reuter (1992), Brassart (1992), Dabène (1993). Cf. schémas.
Je voudrais revenir sur un modèle plus précis de la production de textes (le modèle de Hayes et Flower), qui a connu une diffusion relativement large puisqu’elle a fait l’objet de plusieurs publications dans la revue Pratiques et en particulier d’un n° particulier de la collection Didactique des textes en 1990. Les principes de l’action didactique qui sont développés dans cet ouvrage s’appuient sur une théorie de l’apprentissage de la langue comme une « appropriation progressive de l’enfant d’une gamme plus ou moins étendue de conduites langagières : le dialogue, l’argumentation, le récit, etc. » (Espéret). Les références linguistiques renvoient aux typologies textuelles et à l’analyse sémiotique de types de textes particuliers (narratifs, descriptifs, explicatifs, poétiques (la revue Pratique consacrera un n° spécial à chaque type de texte).
« Pourquoi les enseignants ont-ils besoin de modèles de processus rédactionnels ? » s’interroge Garcia-Debanc (1990, 20). Pour pouvoir aider l’élève à organiser son travail, pour ne pas avoir des interventions intuitives et circonstancielles, pour pouvoir engager une évaluation formative, c’est-à-dire une évaluation qui ne prenne pas seulement en compte les résultats, mais qui permette de mieux connaître les modalités de fonctionnement des élèves dans la réalisation même de la tâche (20) et donc pour permettre à l’élève d’analyser lui-même les opérations requises au cours du processus d’écriture. Le cadre théorique qui sous-tend cet ensemble de positions n’est autre que celui de la psychologie cognitive et en particulier le rôle important dévolu à la métacognition, c’est-à-dire « au contrôle conscient et délibéré de ses propres opérations cognitives » (21). La connaissance des processus en jeu dans l’activité d’écriture permet donc d’aider l’élève à expliciter ses stratégies opératoires. Les enseignants auraient donc besoin de modèles analysant les opérations effectivement réalisées par des scripteurs experts dans le cours de l’activité d’écriture pour observer les procédures réalisées par les élèves et pour aménager des situations d’écriture propres à activer des opérations insuffisamment développées. (22)
Hayes et Flower publient en 1980 deux textes où ils présentent le modèle de l’activité rédactionnelle de l’expert (cf. schéma et explications in Mas, 1991, p. 24-28).
Ce modèle de processus rédactionnel serait donc utilisé comme :
- aide à l’analyse de situations pédagogiques : que se passe-t-il lorsque les élèves écrivent ? Comment faciliter les compétences d’écriture ?
- aide à la conception et à la programmation d’activités d’apprentissage des processus rédactionnels : activer des sous-processus (exemple : les opérations de planification) ; automatiser des niveaux de traitement (exercices d’entraînement) ; favoriser le contrôle de l’élève sur sa propre activité (explicitation des procédures utilisées)
L’auteur elle-même n’ignore pas certaines limites : les opérations sont-elles les mêmes dans tous les types de texte ? Les pratiques des élèves sont-elles similaires à celles des experts ? Dans quelle mesure la pratique de l’expert peut-elle fonder une progression didactique ? Quelle est l’incidence de l’explication des procédures sur la réalisation de celles-ci ?
La question que je veux poser ici est moins celle de la validité du système lui-même (encore qu’on pourrait s’interroger sur la pertinence, pour l’apprentissage de l’élève d’une telle approche métacognitive) que celle de la nature même de la démarche utilisée :
- partir d’un modèle a priori – celui du scripteur expert - pour décrire et analyser des pratiques profanes ;
- déduire d’un modèle de l’action, un modèle pour l’enseignement : concevoir des acticités d’enseignement à partir des opérations identifiées dans le modèle expert.
La question n’est pas de porter un jugement moral sur cette démarche mais de s’interroger sur la pertinence – à tout le moins les limites - de la transposition et l’utilisation de modèles construit à d’autres fins (et dans des situations différentes) dans des situations d’enseignement. On voit comment la didactique du français, qui a totalement ignoré – voire méprisé – d’autres modèles, beaucoup plus empiriques ceux-là (je veux parler de la méthode naturelle de Freinet par exemple), s’est délibérément tournée vers des modèles « extérieurs » à son champ (la didactique) pour s’inféoder – s’assujettir – aux modèles experts (des linguistes en particulier) dont on sait pourtant qu’ils sont établis dans un champ en perpétuel conflit, où aucun consensus durable n’est véritablement acquis.
N’y a-t-il pas une manière de procéder autrement ?
Dans le premier des trois cours donnés en 1995 à la VIIIème école d’été de didactique des mathématiques et intitulé Structure et fonctionnement du système didactique, Brousseau (1996) expose les deux sources de la modélisation de l’activité didactique dans la théorie des situations :
- une source « idéaliste » « qui consiste à définir d’abord un concept, un élément, une composante, un phénomène, quitte à chercher plus tard quels pourraient être les observables auxquels on pourrait le confronter. » (id., 3). Brousseau précise alors que « Dans cette démarche […] on trouve des modèles [qui] peuvent rester longtemps théoriques (ex. les connaissances, la conception des rationnels) » (ibid., 3). Ici l’exactitude du modèle relève de l’évidence. Le modèle est ce qui permet à la chose d’apparaître dans son évidence, « dans la clarté d’une luminosité » (Heidegger, 1968, 147). Le modèle révèle : grâce à l’idea[6], il rend visible ce qui était obscur. La vérité ici est aléthéia, au sens de non-voilement : « A l’origine vérité veut dire : ce qui a été arraché à une occultation. La vérité est cet arrachement, toujours en mode de dévoilement » (id., 143). Le modèle est ce qui opère ce dévoilement et donne à voir ce qui jusque là ne pouvait être vu. Grâce à la luminosité de l’idée, le modèle permet l’accès à la vérité de la chose.
- une source « empirique », « qui consiste à identifier une classe d’observables, un élément pertinent, un phénomène, une composante, etc. puis à décrire et à rationaliser cet objet de la façon aussi simplifiée que possible mais toujours réaliste », en utilisant les domaines et les instruments les plus appropriés (ex. les connaissances des élèves sur tel sujet, la transposition didactique, l’enseignant, une leçon, un problème, une chronique…). Dans le cours 3, intitulé Méthodologie de l’analyse des séquences didactiques, Brousseau (1996) évoque ainsi les « analyses à chaud » des situations d’enseignement et l’usage des méthodes quantitatives pour l’analyse de certains corpus issus de l’observation des classes, dont le but est « de déterminer concrètement les objets dont il est question dans les modèles théoriques, c’est-à-dire de définir des observables, de noter leur présence ou non, de les relier par des relations contingentes que l’on peut confronter au modèle pour déterminer son “existence” » (id., 32). J’ai dit ailleurs que cette deuxième source de la modélisation de la diffusion des connaissances renvoie à une forme de vérité omoiosis, adéquation entre le monde observé et le modèle qui rend compte de ce monde[7]. L’exactitude du modèle repose donc sur l’exactitude du regard (orthotès) et l’adéquation entre l’observation et la représentation, ce que l’on a coutume de nommer adaequatio intellectus et rei (l’accord de la représentation pensante et de la chose).
Il est intéressant de voir que, pour Brousseau, ces deux conceptions ne s’opposent pas et que « l’activité scientifique s’alimente à ces deux sources » (Brousseau, 1996, 3) : modèle empirique et modèle théorique ne coïncident pas forcément, mais on peut en conjuguer les apports, même si c’est, comme le reconnaît Brousseau, « une opération délicate » (id. 3). On peut dire que la modélisation des situations didactiques s’efforce de rendre intelligibles - et par la même observables - des phénomènes didactiques jusque là non identifiés comme tels.
Le fait que certains aspects du modèle (le cadre théorique qui le sous-tend : la théorie de la connaissance par exemple, ou la conception de l’activité mathématique) existent indépendamment des observations empiriques et soient formalisés de manière très abstraites ne signifie pas que le modèle est sans lien avec les situations effectives d’enseignement. Bien au contraire, ce modèle va devoir « se frotter » en permanence à la contingence. La modélisation proposée par Brousseau n’est pas le fruit d’un dévoilement fortuit, mais d’un long travail d’élaboration, inséparable d’une fréquentation et d’une observation régulières des situations d’enseignement. C’est ainsi que l’on va voir évoluer le modèle initial, qui va prendre en compte la structuration et le fonctionnement du milieu et permettre la mise en évidence des phénomènes de dévolution et d’institutionnalisation, corollaires des paradoxes du contrat didactique.
Il est clair que pour Brousseau, l’activité de modélisation des situations didactiques ne peut se réduire à une construction purement mentale et qu’elle se nourrit de la connaissance et de la fréquentation de la classe. La première étape, celle de la construction du modèle, n’est jamais une simple description du monde. Elle imbrique étroitement aléthéia et omoiosis. La deuxième étape n’est pas davantage une simple application du modèle, elle est une mise à l’épreuve de celui-ci. Un modèle, pas plus qu’une théorie, ne sont définitivement acquis. Ils n’ont de valeur et de pertinence que dans leur capacité à rendre compte du « réel » d’une part, à résister aux faits d’autre part. Sur ce dernier point, Feyerabend a souligné combien la vigilance est nécessaire : « Jamais une théorie n’est en accord avec tous les faits auxquels elle s’applique, et ce n’est pas toujours la théorie qui est en défaut. Les faits sont eux-mêmes constitués par des idéologies plus anciennes et une rupture entre les faits et les théories peut être la marque d’un progrès » (1988, 55). Aucun modèle, aussi puissant soit-il, ne peut prétendre à l’exhaustivité et à la « vérité ». C’est dans ce double jeu de l’aléthéia et de l’omoiosis que peut se construire le « meilleur » modèle possible, provisoirement. On sait en effet combien les théories et les modèles sont, dans leur phase d’élaboration, des constructions fragiles qui doivent montrer leur capacité de résistance. Mais alors que certains vont accepter de les modifier, de les adapter, de les transformer (c’est le cas de la théorie des situations didactiques de Brousseau), d’autres vont s’enfermer dans un dogmatisme aveugle, refusant toute remise en cause et préférant adapter les faits au modèle que le modèle aux faits.
Dans son article « La Tour de Babel », Brousseau (1989) avance plusieurs sens de la didactique :
- le sens de Comenius (1640) : l’art d’enseigner ;
- le sens psychosociologique comme projet social de faire approprier – par un ou des élèves – un savoir constitué ou en voie de constitution (rôle du savoir dans le projet visé, caractère social du projet, caractère intentionnel de l’action) ;
- le sens techniciste (Etats-Unis et Canada) : la didactique comme technique d’enseignement (invention, description, étude, production, contrôle de moyens nouveaux, etc.) ;
- la dimension de formation professionnelle dans une logique de recherche scientifique : le champ des recherches menées sur ou en vue de l’enseignement (et de la formation des maîtres) dans le cadre de disciplines scientifiques classiques. Il s’agit donc d’une didactique à justification exogène (les recherches utiles à l’enseignement) qui peut par exemple produire des ingénieries didactiques : l’ingénierie didactique consiste à produire des situations ou des moyens d’enseignement qui répondent à des problèmes techniques déterminés à l’avance et dont les effets sont prévus et calculés en fonction des connaissances scientifiques précises (des concepts et de la théorie)
- la didactique fondamentale : science s’intéressant à la production et à la communication de connaissances, dans ce qu’elles ont de spécifique des connaissances (mathématiques). C’est donc une science autonome. C’est une science spécifique des connaissances : il ne peut donc pas y avoir de didactique générale.
Toutes ces conceptions de la didactique sont légitimes et présentent à des titres divers, des intérêts pour la connaissance de l’enseignement et de la formation. Les 3 premières définissent la didactique autour du projet et de l’acte d’enseignement (les techniques, les moyens qu’il utilise, les phénomènes auxquels il donne lieu) ; les 2 dernières définissent l’étude de ce projet (de ces techniques, de ces phénomènes).La cohabitation de ces 2 dernières conceptions n’est toutefois pas évidente et posent l’éternel débat des rapports entre l’étude des pratiques d’enseignement (didactique normative) et de la théorie scientifique sur l’enseignement (didactique scientifique).
Dans un article où il s’interroge sur l’Utilité et l’intérêt de la didactique (Grand N n° 47, 1990-1991 et Petit x n° 21, 1989), Brousseau reconnaît la légitimité de la demande de l’enseignant à l’égard de la didactique : qu’elle lui fournisse l’essentiel de techniques spécifiques des notions à enseigner mais c’est pour en souligner toute la difficulté. L’enseignant attend aussi de la didactique qu’elle lui fournisse des connaissances relatives aux différents aspects de sont travail : sur les élèves, les situations, la gestion et la conduite de l’enseignement, les phénomènes didactiques auxquels ils sont confrontés, etc. Mais la didactique ne peut pas apporter de solution à de tels problèmes par de simples aménagements d’ingénierie. Les enseignants doivent utiliser les apports de la didactique sous leur responsabilité : c’est comme cela que devrait se construire un rapport sain de science à technique et non de prescription à production.
[1] On sait comment Péguy, élève d’une de ces « folies scolaires » qu’était l’école annexe de l’école normale d’Orléans, a rendu hommage aux « maîtres d’école » et comment il a décrit les «élèves-maîtres » , ces « jeunes maîtres […] beaux comme des hussards » qui venaient chaque semaine lui faire l’école (Péguy, 1991, 25). C’était dans les années 1880, mais on procédait déjà à ces « leçons d’essai » élaborées après avoir assisté aux « leçons modèles » des maîtres d’application.
[2] On retrouve des accents assez proches chez Durkheim (1985, 1992) ou Château (1964).
[3] Pour une synthèse et une réflexion sur la fonction et la pratique des maîtres-formateurs, voir aussi Pelpel (1996) et la publication du Centre de Recherches « Education et Formation » de l’Université Paris X Nanterre (Chartier et al., 1993).
[4] Voir Terral (1997) pour une analyse synthétique de cette montée vers la professionnalisation des enseignants. Voir aussi la note de synthèse de Bourdoncle (1993).
[5] Sarrazy (1994, 1995) a bien analysé l’usage des modèles de la psychologie cognitive dans le champ didactique. Voir aussi sa Réfutation expérimentale d’un modèle d’action didactique fondé sur la théorie du traitement de l’information à partir de l’algorithme de résolution de problèmes proposé dans l’ouvrage Objectif calcul (Sarrazy, 1996).
[6] « L’idée est la vue-au-dehors, l’é-vidence (Aussehen) qui ouvre une perspective (Aussicht) sur la chose présente. » (Heidegger, 1968, 145-146).
[7] Dans son étude sur le mythe de la caverne, Heidegger (1968) montre que l’essence de la vérité, fondée sur le non-voilement laisse la place à l’exactitude du regard. Une nouvelle forme de vérité apparaît, la vérité omoiosis, que Heidegger définit comme l’accord de la connaissance et de la chose elle-même. La vérité coïncide alors avec l’essence de l’Idée : « Le jugement est dit vrai pour autant qu’il se conforme à la chose elle-même, qu’il est une omoiosis » (1968, 155).