Modèles et statuts des modèles dans l'enseignement et la formation des
enseignants
A. Marchive et
B. Sarrazy - © 2008-2009 DCAM
-
Université V. Segalen
Bordeaux 2
Dans le cours vidéoscopé je propose une définition du concept de modèle et je m’interroge sur son rôle du modèle dans la formation des enseignants. J’ai essayé de montrer que la formation a toujours entretenu une relation étroite avec la modélisation, que ce soit dans l’imitation du modèle, par exemple dans ce que l’on appelait, du temps des Écoles Normales, les leçons modèles, ou que ce soit aujourd’hui avec l’utilisation des modèles théoriques dans le procès de formation. Cette constatation m’amène à m’interroger aujourd’hui sur ce que j’ai appelé le culte ou la culture du modèle en éducation et formation. Dans ce texte complémentaire, je me propose de montrer les différentes formes que prend cette culture du modèle en éducation. Je prendrai mes exemples dans les mythes, dans la philosophie et la littérature, dans la structure même de la forme scolaire ou dans les discours des pédagogues pour montrer comment s’est imposée cette culture du modèle.
La création d’êtres vivants au fondement de toute activité formatrice est le privilège de la toute-puissance divine. Rappelons comment Dieu créa l’homme, au début de la Genèse : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol. Il insuffla dans ses narines l’haleine de vie, et l’homme devint un être vivant ».
La métaphore du modelage est récurrente dans les récits mythiques. Voici par exemple comment Protagoras évoque la naissance de Prométhée et d’Épiméthée : « Il y a eu un temps où les dieux existaient seuls, et où il n'y avait encore aucun être mortel. Lorsque le temps destiné à la création de ces derniers fut venu, les dieux les formèrent dans les entrailles de la terre, en mêlant ensemble la terre et le feu et les deux autres éléments qui entrent dans la composition de ces deux premiers éléments ».
La métaphore de la terre, de la pâte, de la cire molle, du sculpteur, du potier, est reprise en permanence depuis Platon : « Ne sais-tu pas qu’en toute chose la grande affaire est le commencement, principalement pour tout être jeune et tendre, parce que c’est à ce moment qu’on façonne (plattetai) et qu’on enfonce le mieux l’empreinte (typos) dont on veut marquer un individu » (La République, II, 377 ab). Diogène est encore plus explicite : « L’éducation des enfants ressemble aux productions des céramistes : ceux-ci imprègnent à l’argile tendre la forme et l’arrangement qu’ils veulent ; mais ils ne peuvent plus la travailler une fois qu’elle est cuite ; de la même façon les gens qui n’ont pas été éduqués à prix d’efforts durant leur enfance sont impossibles à transformer une fois devenus adultes ».
Mais c’est surtout le mythe de Pygmalion et la transformation de sa statue, qui peut être considéré comme le symbole majeur de l’acte formatif. Mais si le mythe de Pygmalion chez Ovide est à l'origine un mythe de création plastique et esthétique, c’est Bernard Shaw qui inaugure le passage du mythe charnel (ou érotique) au mythe verbal et en particulier le passage à la métaphore pédagogique dans sa comédie en 5 actes, Pygmalion, créée en 1913 et publiée en 1916. Il y met en scène Higgins, un professeur de phonétique qui transforme Eliza Doolittle, une marchande de fleurs des faubourgs en une "demoiselle de qualité" en lui donnant accès au langage châtié de la bonne société londonienne. Pygmalion-Higgins réussit et dans la scène finale, elle proclame son indépendance et enseignera la phonétique à son tour comme assistante du concurrent de Higgins (ce qui irrite profondément Higgins). Ce qu'Higgins a donné à Eliza, il ne peut lui reprendre.
On est loin cependant de la relation affective, amoureuse de Pygmalion avec sa statue : même si Higgins s'investit profondément dans son projet éducatif, Eliza est traitée avec un souverain mépris et la traite comme un objet : « Eh bien, quand j'en aurai fini avec elle, nous pourrons la rejeter au ruisseau ; J'ai fabriqué cette chose ; Une meule attachée à mon cou ; Une femme qui émet des sons aussi attristants et inconvenants n'a aucun droit d'être où que ce soit. Elle n'a pas le droit de vivre ». La relation se déplace ici de la relation amoureuse entre l'artiste et son œuvre, à une relation entre un pédagogue (autoritaire) et son élève inaugurant ainsi l'utilisation de ce mythe dans le champ de l'éducation (cf. document L’effet Pygmalion, Rosenthal et Jacobson, 1971).
Ce sont précisément ces métaphores du modelage, du pétrissage et de la mise en forme qui seront dénoncées par les pédagogues de la pédagogie nouvelle : l’enfant n’est pas une cire molle à façonner selon sa propre image.
L’autre qu’on forme, c’est l’autre conforme. Modeler l’autre, n’est toujours le modeler à notre image, vouloir en faire un autre nous-même. Former c’est d’une certaine façon lutter contre la mort, contre notre propre mort. C’est assurer la succession des générations. C’est assurer notre propre succession. La formation de l’autre n’est bien souvent que la reproduction de soi et n’échappe pas toujours à l’investissement narcissique (cf. le mythe de Narcisse) et à volonté de contrôle, de domination, d’omnipotence du formateur, voire de soumission, de destruction et d’anéantissement de l’autre.
Le formateur n’est-il pas comme Dieu lui-même qui créa les autres à sa propre image ? Cf. La Genèse : 26 « Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre. 27 Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il les créa ; mâle et femelle il les créa. 28 Dieu les bénit et Dieu leur dit : Soyez féconds et proliférez, remplissez la terre et dominez-là… ».
On rejoint ici l’interrogation qui ouvre les « Quatre études sur la fantasmatique de la formation et le désir de former » de René Kaes dans la première partie de l’ouvrage Fantasme et formation (Kaes et al., 1984) : « Cette passion de former les hommes, quelle est-elle, d’où vient-elle et quel est son objet ? ». Car pour Kaes la formation est un grand thème passionnel, qui se présente d’abord comme une affaire de foi, de désir, de risque. L’idée que défend Kaes, c’est que « Quelles que soient la pratique sociale, l’institution, la culture, il n’y a pas de formation d’êtres humains sans une fantastique, ou une fantasmatique sous-jacente » (Liminaire, V). Sans ouvrir le débat de savoir s’il existe ou non une « pulsion à former », comme le postule Kaes, une libido formandi, qu’il décrit comme une émanation de la pulsion de vie (pulsion à former) en conflit avec la pulsion de mort (pulsion à dé-former), on peut avancer que toute formation doit se prémunir contre le danger de la modélisation (au sens de modelage) qui peut aussi un jour d’ailleurs se retourner contre soir (cf. Frankenstein créature qui échappe à son créateur, etc. ; voir sur ce sujet : Lecourt, 1996 ; Meirieu, 1996).
On connaît nombre de modèles d’éducation imaginaires, utopies décrivant des systèmes d’éducation idéaux : la République de Platon, l’Utopie de More, la Cité du soleil de Campanella, l’Abbaye de Thélème de Rabelais, etc. Toutes ces utopies n’ont d’autre but que le modelage et le formatage des individus au nom d’une société idéale. La visée est ici totale, voire totalitaire : le modèle éducatif vise à créer un homme modèle (Marchive, 2002). C’est bien ce projet de modèle d’homme, sinon d’homme modèle, que l’institution scolaire va s’efforcer de réaliser, dès la Renaissance, à travers ce que Vincent (1980) nommera la « forme scolaire ».
Vincent situe l’émergence de la forme scolaire à partir du XVI° - XVII° siècle. Ce qui apparaît à cette époque dans les sociétés européennes, c'est une forme inédite de relation sociale, entre un « maître » et un « écolier », qu'on peut appeler une relation pédagogique. Une relation qui n'est plus une relation de personne à personne mais qui est la soumission du maître et des écoliers à des règles impersonnelles, dans un espace clos, dans un temps soigneusement réglé qui ne laisse place à aucun imprévu et qui se fonde sur les principes de distance, de maintien de l'ordre, sur la discipline autoritaire et la soumission à la règle, sur le quadrillage de l'espace et l'organisation du temps, sur le respect de la progression, la valeur de la répétition, la contrainte de l'attention, etc. (Foucault, 1975).
La forme scolaire dépossède les groupes sociaux de leur compétence en matière de transmission des savoirs ou savoir-faire : auparavant, que ce soit chez les laboureurs, les artisans ou les nobles, apprendre se faisait en "situation naturelle", par l'exemple, par l'imitation et par l'action (on apprenait en faisant). La relation pédagogique s’instaure dans un lieu spécifique, distinct des lieux ou s'accomplissent les activités sociales : l'école. On voit aussi apparaître un temps spécifique : le temps scolaire, à la fois comme période de vie, comme temps de l'année et comme emploi du temps quotidien, et un modèle d’action propre à l’institution scolaire, la leçon.
L'instauration de la forme scolaire ne sera pas sans créer un sentiment de dépossession qui suscitera des résistances dans tous les groupes sociaux, même la noblesse. Guy Vincent montre qu'il n'y a pas toujours eu, comme on le croit, de demande populaire d'instruction (du moins sous sa forme scolaire) et que l'obligation scolaire sera une violence. Mais pourquoi faut-il mettre tous les enfants à l'école ? Il n'est pas seulement question d'apprendre à lire, si possible à écrire et si possible un peu de catéchisme, il est surtout question de discipliner : le bon chrétien est un chrétien discipliné, dont les mœurs sont réglées. Le développement des écoles d'un type nouveau, destinées "à tous les enfants", y compris ceux du peuple (qui n'en ont pourtant pas absolument besoin pour exercer les métiers auxquels ils sont destinés), n'est pas sans lien avec l'instauration d'un nouvel ordre urbain et la redéfinition des pouvoirs civils et religieux. C'est bien cette même forme scolaire qui fera de l'écolier "républicain" un citoyen respectueux et obéissant, connaissant ses droits mais surtout ses devoirs. Le maître n'est plus simplement un instructeur, il est un moralisateur. C'est ce qu'indique Durkheim (1992) dans son Éducation morale où « l’esprit de discipline » devient la disposition fondamentale à toute éducation morale et où le maître doit jouer le rôle de prêtre laïc et de modèle pour l’enfant.
Certains pensent que l'éducation ne peut se fonder que sur la connaissance des œuvres passées, que sur le respect et la reconnaissance de la tradition. On se souvient d'Hannah Arendt, pour qui l'éducation suppose une attitude fondamentalement conservatrice, ou plus exactement préservatrice (Arendt, 1989). Ce qui lui fait dire que « Le fait d'apprendre est inévitablement tourné vers le passé » et que le rôle de l'éducateur suppose « un immense respect du passé ». C'est la seule condition pour laisser à nos enfants, « la chance d'entreprendre quelque chose de neuf ».
On retrouve une position très proche chez un philosophe comme Alain (Émile-Auguste Chartier, 1868-1951), pour qui, ce qui justifie l'entreprise éducative, c'est la responsabilité d'avoir à transmettre et à perpétuer quelque chose de l'expérience humaine considérée comme culture. L'humanisation de l'être se fait grâce au tissu humain dont il est entouré ; au plan culturel ce sont les œuvres qui constituent ce tissu. « C'est dans Molière, Shakespeare que je connaîtrai l'homme ». Les œuvres sont comme des miroirs dans lesquels l'enfant se voit « grandi et purifié ». Il faut donc ne lui tendre que les miroirs les plus purs : La Fontaine, Corneille, racine, Vigny, Victor Hugo, Michel Ange, Beethoven, etc. L'éducation est donc commémoration du passé, car le passé éclaire le présent.
Toute invention, toute critique, toute remise en cause, passe donc par un acte d'humilité, de soumission ou d'admiration de l'héritage reçu de nos ancêtres, même si cette admiration doit être dépassée : « C'est le lien du passé et du présent qui fait une société ». Pour Alain, la tradition modèle (et est un modèle pour) l'individu selon l'héritage constitué par les œuvres des générations passées, sensées fournir une définition de l'homme dans son essence, afin d'en faire des individus sinon semblables à leurs ancêtres, du moins reliés par eux par la connaissance de leurs œuvres. Les œuvres sont des vecteurs de modèles humains.
« Il n’est qu’une méthode pour inventer qui est d’imiter. Il n’y a qu’une méthode pour bien penser qui est de continuer quelque pensée ancienne » (Alain, 1990, LIV). La lecture, la copie, la récitation sont ainsi des exercices qui permettent à l’élève de s’humaniser. L’élève imite le modèle mais l’élève se construit lui-même. L’élève est une sorte de modèle réduit de l’homme qu’il sera plus tard : « Tout l’art d’instruire est d’obtenir que l’enfant prenne de la peine, se hausse à son état d’homme » (id., V).
La condamnation de cette pédagogie du modèle (l’école sera-t-elle un Temple ou un chantier ? s’interroge Freinet dans Les dits de Mathieu, 1973, 113) ne doit toutefois pas masquer l’intérêt de la modélisation et de l’imitation comme forme d’apprentissage.
Winnykamen (1990) considère l’imitation comme un phénomène interactif, c’est-à-dire qu’elle accorde « une place au couple, non à l’individu seul ». A cet égard elle distingue des mécanismes imitatifs partiellement différents :
- l’imitation d’un modèle désigne « une situation d’acquisition ou le sujet imitant, après avoir observé un sujet modèle, produit une conduite plus ou moins similaire à ce dernier ». C’est le cas des situations classiques de « copiage » à l’école. Le modèle ici n’intervient pas. Il peut même ne pas être conscient d’être imité (imitation « sauvage »). Il n’y a donc pas interaction puisque la conduite du sujet imitant ne modifie pas celle du sujet imité ;
- l’imitation organisatrice dans laquelle « un enfant sert de référence à un ou plusieurs autres, qui s’en inspirent, les reproduisent ou les transforment, en développant l’idée de départ ». Dans cette situation, les enfants sont en présence les uns des autres mais leurs activités ne sont pas interactives ;
- les imitations réciproques se produisent spontanément, dans des activités libres, chacun des partenaires imitant l’autre et réciproquement, de façon exacte ou avec de légères modifications. C’est le cas lorsque l’adulte imite l’enfant en le modifiant légèrement et se fait imiter par lui, la chaîne interactive pouvant se poursuivre sur le même mode. C’est le cas dans des situations ou deux enfants s’imitent dans un objectif ludique. Dans les deux cas, il s’agit à l’évidence d’échanges interactifs ;
- l’imitation-modélisation constitue une forme spécifique de « guidage-tutelle ». Elle suppose l’activité des deux partenaires, le sujet imitant et le sujet imité étant tous les deux enrôlés dans la tâche. Pour le sujet imitant, il s’agit de l’acquisition d’un savoir-faire; pour le sujet imité, il s’agit d’aider le novice en modifiant, en adaptant éventuellement ses productions.
C’est dans ce dernier cas que Winnykamen parle de l’imitation comme d’une forme particulière de la relation expert-novice, propice au développement des apprentissages : « Imiter pour apprendre, montrer pour faire apprendre, constituent les versants interactifs d’une démarche d’enseignement ». A cet égard, elle considère que si le conflit socio-cognitif est possible, et sans doute efficace, il n’est pas toujours nécessaire : le sujet peut évaluer les actes de l’expert comme plus efficaces et choisir de les imiter et le mécanisme d’acquisition prendra alors la forme d’une « élaboration par acquiescement ». Par ailleurs, l’observation d’un modèle peut amener le novice à s’interroger et à formuler de nouvelles hypothèses. La phase d’observation conduirait alors à un conflit intra-individuel implicite conduisant à une restructuration cognitive.
A propos des acquisitions langagières et communicatives, Winnykamen estime que « l’enfant peut imiter ce qu’il ne comprend pas complètement. Il n’imite pas spontanément ce qu’il ne comprend pas du tout. Il imite souvent ce qu’il est en train d’apprendre ». Mais l’imitation n’est pas seulement un moyen d’acquisition de savoirs. Il peut être également un moyen d’acquisition de savoir-faire sociaux conduisant à la coopération chez les jeunes enfants par exemple. Pour elle, l’imitation a donc une double fonction, d’acquisition et de communication, l’influence réciproque de ces deux fonctions étant très fortes : « Dans sa fonction instrumentale, l’imitation permet ou facilite l’acquisition de savoir-faire nécessaires à la vie relationnelle ; dans sa fonction de relation, elle crée et maintient les situations interpersonnelles indispensables à certaines acquisitions ». L’imitation n’est certes pas le seul instrument d’apprentissage. Elle peut être complétée ou suppléée par d’autres moyens. Elle n’en constitue pas moins, selon Winnykamen, une forme majeure du jeu interactif.
C’est ainsi que Delbos et Jorion (1990) définissent cette forme particulière de transmission des savoirs dans les activités de saliculture (paludiers), de petite pêche, de conchyliculture, très souvent à l’intérieur même du cercle familial. Dans leur excellent ouvrage Delbos et Jorion s’interrogent sur la manière dont se transmet et se construit le savoir pratique dans les métiers de la mer. Cette question, faut-il le souligner, n’est une question que pour le chercheur car, pour le professionnel (paludier, pêcheur, conchyliculteur), tout ce qui s’apprend, s’apprend d’abord « sur le tas ». Voici quelques unes des réponses spontanées concernant la transmission des savoirs :
- le non-apprentissage : « Y a rien à dire, ça s’apprend pas ce boulot là »
- l’apprentissage par frayage : « Tu nais dedans, tu le sais », « J’ai appris à force de voir », « Tu vas avec ton père et tu l’accompagnes, tu travailles avec lui… à force d’y aller tu sais ». L’habitude se transforme en seconde nature sans aucune conceptualisation ou concentration volontariste. L’apprentissage est long : on est toujours apprenti (« Tu as jamais fini d’apprendre » ;
- se faire une mémoire : « A coup de pieds aux culs tu apprends ! », « A force de te faire engueuler tu finis par faire ce qu’il y a à faire sans qu’on te le dise deux fois et sans te gourer ». C’est l’apprentissage par répression des comportements non appropriés (cf. citation de Nietzsche, p. 13)
- une expérience personnelle et privée : « C’est l’expérience qui t’apprend, personne d’autre », « Les trucs du métier, personne te les dira, sauf si tu as travaillé avec ton père et encore… Alors tu n’as pas le choix, à force de faire tu finis par en avoir et tu te les gardes ». A défaut de théorie on possède une pratique. L’expérience est privée, incommunicable parce qu’il n’y a pas de mots pour la dire et parce qu’il n’est pas bon de la communiquer (concurrence masquée). C’est l’apprentissage par automatismes.
Dans tous les cas, ces formes d’apprentissage ne sont pas limités dans la durée comme les apprentissages scolaires (à l’école, l’apprentissage à une durée définie de manière arbitraire et conventionnelle). A partir de quand un apprenti devient-il un « professionnel » ? Au bout de combien de mois, de combien d’années d’expérience ?
La conclusion de Delbos et Jorion c’est que du savoir, il y en a, mais que ce savoir ne se transmet pas. Ce n’est pas le savoir, c’est le travail qui est transmis. La savoir est acquis par le travail qui se réinvente plutôt à chaque génération (ce qui renvoie à la problématique de l’accession au travail comme condition de l’accès au savoir). Ce qui s’apprend, dans les coups de gueule, le frayage, c’est un ordre du monde, une éthique, une matrice ou le savoir va pouvoir s’inscrire. Mais les contenus du savoir, le fils va devoir les trouver. Qu’est-ce qui le pousse à chercher ? L’amour-propre, le désir de reconnaissance. Car que voit l’enfant lorsqu’il regarde travailler ses parents ? Il voit des gens au travail, il ne voit pas du savoir et des connaissances. Et il se voit lui, associé au travail des adultes ; il découvre son rôle par approximations (quand on ne m’engueule pas, c’est que c’est bien). Il ne s’agit donc pas de mimer ce qu’on voit, mais de s’y voir, d’anticiper la maîtrise à venir : travail d’identification à une image future de soi, génératrice de savoir, que l’enfant construit lui-même. Le savoir n’est que le moyen de se faire reconnaître en faisant ce qu’il faut, le moyen d’obtenir un statut. Un jour on ne sait rien et un autre jour le père dit : « Maintenant tu sais ». Ce qui n’était que du travail a permis d’acquérir un savoir qui fait que l’on devient digne d’estime et de reconnaissance. La servitude s’est transformée en maîtrise (cf. Hegel).
On peut penser que la place centrale occupée par le modèle empirique dans la formation des enseignants n’est pas sans lien avec l’importance accordée au modèle et à l’imitation dans les pratiques d’enseignement elles-mêmes. Il n’est pas exagéré de parler de « culture du modèle » dans la formation des enseignants dans les Écoles Normales.
On retrouve cette interrogation sur le rôle du modèle dans l’enseignement chez Snyders (1975) pour qui il s’agit moins de renoncer aux modèles que de découvrir de nouveaux modèles, qui soient « présents » et en prise directe avec le monde. Défense du modèle empirique donc, mais d’un modèle qui n’implique pas une adhésion aveugle et favorise l’émancipation.
La fin – ou la transformation - des modèles que nous avons qualifié d’empiriques (où le modèle est dans l’action) a permis et peut-être favorisé l’arrivée de nouveaux modèles, « théoriques » ceux-là, où le modèle se distingue de l’action, où il précède l’action et devient même la condition de l’action.